A méditer par rapport à ce que Sandrine exige de vous dans Illusions Comiques: Novarina a aussi écrit un livre qui s'appelle Le Théâtre de la Parole. ( Faire une recherche sur Novarina)
Conférence sur Novarina à l'université de strasbourg
"J'écris par les oreilles. Pour les acteurs pneumatiques.
Les points, dans les vieux manuscrits arabes, sont marquée par
des soleils respiratoires... Respirez, poumonez ! Poumoner, ça
veut pas dire déplacer de l'air, gueuler, se gonfler, mais au contraire
avoir une véritable économie respiratoire, user tout l'air
quon prend, tout l'dépenser avant d'en reprendre, aller au bout
du souffle, jusqu'à la constriction de l'asphyxie finale du point,
du point de la phrase, du poing qu'on a au côté après
la course.
Bouche, anus, sphincter. Muscles ronds fermant not'tube. L'ouverture
et la fermeture de la parole. Attaquer net (des dents, des lèvres,
de la bouche musclée) et finir net (air coupé). Arrêter
net. Mâcher et manger le texte. Le spectateur aveugle doit entendre
croquer et déglutir, se demander ce que ça mange, là-bas,
sur ce plateau. Qu'est-ce qu'ils mangent ? Ils se mangent ?
Mâcher ou avaler. Mastication, succion, déglutition. Des
bouts de texte doivent être mordus, attaqués méchamment
par les mangeuses (lèvres, dents) ; d'autres morceaux doivent
être vite gobés, déglutis, engloutis, aspirés,
avalés. Mange, gobe, mange, mâche, poumone sec, mâche,
mastique, cannibale ! Aie, aie !... Beaucoup du texte doit être
lancé d'un souffle, sans reprendre son souffle, en l'usant tout.
Tout dépenser. Pas garder ces p'tites réserves, pas avoir
peur de s'essouffler. Semble que c'est comme ça qu'on trouve le
rythme, les différentes respirations, en se lançant en chute
libre. Pas tout couper, tout découper en tranches intelligentes,
en tranches intelligibles - comme le veut la diction habituelle française
d'aujourd'hui où le travail de l'acteur consiste à découper
son texte en salami, à souligner certains mots, les charger d'intentions,
à refaire en somme l'exercice de segmentation de la parole qu'on
apprend à l'école : phrase découpée en
sujet-verbe-complément d'objet, le jeu consistant à chercher
le mot important, à souligner un membre de phrase, pour bien montrer
qu'on est un bon élève intelligent - alors que, alors que,
alors que, la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d'air,
une colonne à échappée irrégulière,
à spasmes, à vanne, à flots coupés, à
fuite, à pression.
Où c'est qu'il est l'coeur de tout ça ? Est-ce que
c'est l'coeur qui pompe, fait circuler tout ça ? Le coeur
de tout ça, il est dans l'fond du ventre, dans les muscles du ventre.
Ce sont les mêmes muscles du ventre qui, pressant boyaux et poumons,
nous servent à déféquer ou à accentuer la
parole. Faut pas faire les intelligents, mais mettre les ventres, les
dents, les machoires au travail.
[...]
Le spectateur vient voir l'acteur s'exécuter. Cette dépense
inutile lui active la circulation des sangs, pénètre à
neuf ses vieux circuits. Un spectacle n'est pas un bouquin, un tableau,
un discours, mais une durée, une dure épreuve des sens :
ça veut dire que ça dure, que ça fatigue, que c'est
dur pour nos corps, tout ce boucan. Faut qu'ils en sortent, exténués,
pris du fou-rire inextinguible et épatant.
L'acteur n'est pas au centre il est le seul endroit où ça
se passe et c'est tout. Chez lui que ça se passe et c'est tout.
Pourvu qu'on cesse de lui faire prendre son corps pour un télégraphe
intelligent à transmettre, de cervelle cultivée à
cervelle policée, les signaux chics d'la mise en rond des gloses
du jour. Pourvu qu'il travaille son corps dans l'centre. Qui se trouve
quelque part. Dans l'comique. Dans les muscles du ventre. Dans
les accentueurs-rythmiciens. Là d'où s'expulse la langue
qui sort, dans l'endroit d'éjection, dans l'endroit d'l'expulsion
de la parole, là d'où elle secoue le corps tout entier.
[...]
Faut des acteurs d'intensité, pas des acteurs d'intention. Mettre
son corps au travail. Et d'abord, matérialistement, renifler, mâcher,
respirer le texte. C'est en partant des lettres, en butant sur les consonnes,
en soufflant les voyelles, en mâchant, en mâchant ça
fort, qu'on trouve comment ça se respire et comment c'est rythmé.
Semble même que c'est en se dépensant violemment dans le
texte, en y perdant souffle, qu'on trouve son rythme et sa respiration.
Lecture profonde, toujours plus basse, plus proche du fond. Tuer, exténuer
son corps premier pour trouver l'autre corps, autre respiration, autre
économie - qui doit jouer. Le texte pour l'acteur une nourriture,
un corps. Chercher la musculature de c'vieux cadavre imprimé, ses
mouvements possibles, par où il veut bouger : le voir p'tit à
p'tit s'ranimer quand on lui souffle dedans, refaire l'acte de faire le
texte, le ré-écrire avec son corps.
Valère Novarina, Lettre aux
acteurs