Britannicus, avec Andromaque, est la
pièce la plus jouée de Racine. (...)
Schématisons : il y a deux
options principales de mise en scène. Toutes deux touchent aux liens
d’Agrippine et de Néron.
Cette relation mère-fils, Agrippine-Néron, a pu être conçue en
termes essentiellement politiques. C’est une direction de mise en
scène. (…) Le pouvoir sur l’Empire en constituerait l’enjeu.
Ce fut, par exemple, le parti-pris explicite de Jean-Pierre Miquel
dans sa mise en scène en 1978 à la Comédie-Française lorsqu’il
donna pour sous-titre à la pièce : La prise du pouvoir. On retrouve
le même choix, en 1979, dans la mise en scène de Gildas Bourdet au
théâtre de la Salamandre à Tourcoing. Le choix de Néron est une
stratégie : il lui faut conquérir un pouvoir que sa mère lui
dérobe. La pièce étant alors le démontage d’un mécanisme
politique : Néron va affirmer son pouvoir face à Britannicus et ses
amis. Sa volonté d’épouser Junie est moins un choix passionnel
qu’une décision stratégique. Seul le refus de Junie expliquerait
le changement de Néron : la violence criminelle désormais lui est
seule possible.
Ce choix de théâtre est celui de l’hyper-rationalité. Dans ce
contexte, comme le disait Pierre Miquel : “les comportements
psychopathologiques d’Agrippine et de Néron (sont) comme des
manœuvres destinées à égarer l’entourage”. Aussi Pierre
Miquel n’avait pas craint de réintroduire le fameux dialogue entre
le juste Burrhus et le traitre Narcisse au début de l’Acte III,
dialogue que Racine, sur le conseil de Boileau, avait supprimé de sa
première version.
Françoise Chatôt ne réintègre pas cette scène
et limite l’affrontement du Bon (Burrhus) et du Mauvais (Narcisse)
à un face-à-face muet d’un instant. Dans le cas de Miquel, c’est
l’enjeu idéologique des soubassements d’une prise de pouvoir
politique qui est affirmé.
De même au théâtre de la Salamandre. La référence au cinéma
néoréaliste était présente. C’est la recherche d’un effet de
réalité absolue qui est visée. Britannicus est pensé
et montré dans sa dimension froide, celle que Rossellini avait
magistralement présentée dans son film La prise du pouvoir par
Louis XIV. Mais derrière l’illusionnisme guettait le corps à
corps des personnages assoiffés de pouvoir.
Cette piste où la tragédie racinienne veut être rapportée à des
enjeux idéologiques actuels : le pouvoir, la violence, le crime,
l’assujettissement, etc., a sa pertinence. Dans ce cas, la relation
mère-fils passe au second plan.
Doit-on pour autant choisir la voie contraire, celle qui ne verrait
dans la pièce que la relation privée, solitaire, exclusive d’une
mère et de son fils. On dit que ce fut le choix d’Antoine Vitez,
en 1980, au Théâtre national de Chaillot. Priment le pathétique de
la passion amoureuse (Néron-Junie) et l’exaspération du lien
incestueux entre Agrippine et son fils. Toute dimension historique
est rejetée au profit des conséquences subjectives de choix
purement passionnels.
Il y a cette dimension présente dans la mise
en scène de Françoise Chatôt au moins à deux reprises : lorsque
Néron désarticule les signifiants de la langue, le vers racinien
explosant, au profit d’une voix rythmée par une musique
assourdissante de chanteur pop, et lorsque Néron recouvre de son
corps celui d’Agrippine. Lors de son départ, elle embrasse son
fils sur les lèvres. Ce choix est celui explicite de Racine. Dans sa
Préface de 1670, il écrit : « Il ne s’agit point dans ma
tragédie des affaires du dehors. Néron est ici dans son particulier
et dans sa famille. » C’est moins de la prise du pouvoir dont
il est question que de la réalisation subjective d’un monstre.
Racine le dit : « Je l’ai toujours regardé comme un monstre.
Mais c’est ici un monstre naissant. Il n’a pas encore mis le feu
à Rome. Il n’a pas tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs. A
cela près il me semble qu’il lui échappe assez de cruautés, pour
empêcher que personne ne le méconnaisse. » Ces cruautés qui
échappent ont toute leur importance. Il faudra le temps de la pièce
pour que Néron devienne Néron, que ce qui était déjà là au
départ se réalise. La pièce se clôt à ce moment où tous les
actes criminels sont désormais possibles : Néron est devenu le
tyran Néron, celui que l’Histoire connaît. Le temps subjectif,
hors toute dimension idéologique, n’est pas un temps progressif,
un temps dialectique où se choisit et se révèle ce qui faisait
défaut et que l’action a créé. Néron ne devient pas ce qu’il
aurait pu ne pas être, il devient ce qu’il ne pouvait, en tant que
Néron, que devenir. Le héros racinien n’est pas psychologique,
mais « dogmatique » dira Roland Barthes, c’est-à-dire que
le héros racinien réalise le temps de la répétition, un sorte de
temps immobile et circulaire. La progression, l’avancée ne font
que réaliser la circularité d’une espèce de présent éternel et
fermé. (…)
C’est sur cet obstacle du temps circulaire que toute
interprétation politique et idéologique bute. La prise du pouvoir
n’est pas déjà écrite, elle peut changer ses acteurs et ses
héros qui deviennent moins la cause du pouvoir que leurs effets.
Louis pour devenir Louis XIV renonce, fût-ce à son insu, à être
encore tout à fait Louis. Rien de tel chez Néron : monstre, il est,
monstre naissant il se révèle alors qu’il gouvernait comme un
père et qu’il était l’égal d’Auguste. Je cite Albine, Acte
I, scène I : « Rome depuis deux ans par ses soins gouvernée /
Au temps de ses consuls croit être retournée / Il la gouverne en
père. Enfin Néron naissant / A toutes les vertus d’Auguste
(...)
Revenons à ce couple Agrippine-Néron et à lui seul : le désir
d’une mère et ses effets sur un fils. Un repère : ce désir se
conjugue à l’imaginaire. Il se réduit à un regard qui tout à la
fois découvre et fige ce qu’il trouve. Pour cela, il lui faut des
jeux de miroirs symétriques et réciproques et un voile qui le cache
à la vue commune.
Albine, comme Rome, voit dans Néron un empereur noble gouvernant en
père. Agrippine, elle, ne s’y trompe pas. Elle sait voir et
décrypter ce qui va éclore parce que déjà là. Agrippine oppose
le temps cyclique au temps maturatif d’Albine. Agrippine est celle
qui sait : « Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste ; /
Il commence, il est vrai, par où finit Auguste. / Mais crains, que
l’avenir détruisant le passé, / Il ne finisse ainsi qu’Auguste
a commencé. / Il se déguise en vain. Je lis sur son visage / Des
fiers Domitius l’humeur triste, et sauvage. » Mais pourquoi,
mais comment sait-elle ? C’est qu’ici le double et les jeux de
reflets en miroir prennent tous leur poids et leur force. Néron est
le reflet d’Agrippine dira Barthes à juste titre. C’est-à-dire
que Néron est l’image qu’Agrippine construit et élabore. Elle
concède à son fils la vie d’un pur reflet et à ce titre elle lui
dérobe sa propre vie qui lui revient comme celle d’un autre.
Agrippine en le réduisant à ce pur reflet le dépossède de sa vie,
l’annule comme corps, le limite à cette sujétion spéculaire. Les
citations nombreuses démontrent la puissance d’un voir qui troue
les carapaces et atteint à une image que des reflets de surface
cachaient. La vérité du personnage racinien est que son secret est
son reflet. Le héros racinien est dépossédé. Ici Néron par sa
mère.
Citons les vers les plus célèbres : Acte I, scène I, Agrippine :
“Non, non, le temps n’est plus que Néron jeune encore / Me
renvoyait les vœux d’une cour, qui l’adore ; / Lorsqu’il se
reposait sur moi de tout l’État, / Que mon ordre au palais
assemblait le sénat, / Et que derrière un voile, invisible, et
présente / J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante.”
Acte II, scène II, Néron : « Éloigné de ses yeux (ceux
d’Agrippine), j’ordonne, je menace, / J’écoute vos conseils
(ceux de Narcisse), j’ose les approuver, / Je m’excite contre
elle et tâche à la braver. / Mais (je t’expose ici mon âme
toute nue) / Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue, / Soit que
n’ose encor démentir le pouvoir / De ces yeux, où j’ai lu si
longtemps mon devoir, / Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire
fidèle, / Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle : /
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien, / Mon génie étonné
tremble devant le sien. / Et c’est pour m’affranchir de cette
dépendance / Que je la fuis partout, que même je l’offense, / Et
que de temps en temps j’irrite ses ennuis / Afin qu’elle m’évite
autant que je la fuis. »
Il y a entre Agrippine et Néron, une logique du double avec sa
dimension magique : Néron est volé de lui-même. Agrippine est sur
le trône avec son fils. Néron n’est pas seul, elle est son double
qui le contrôle. Racine le dit : Albine, Acte I, scène I : «
Quelques titres nouveaux que Rome lui défère, / Néron n’en
reçoit point qu’il ne donne à sa mère. / Sa prodigue amitié ne
se réserve rien. / Votre nom est dans Rome aussi sien que le sien.
/[...] Néron devant sa mère a permis le premier / Qu’on portât
les faisceaux couronnés de laurier. »
Entre elle et lui, Agrippine développe un toi et moi indestructible.
Elle est lui, il est elle. Néron, Acte IV, scène II : « Oui,
Madame, je veux que ma reconnaissance / Désormais dans les cœurs
grave votre puissance, / Et je bénis déjà cette heureuse froideur
/ Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur. » Barthes parlera
d’envoûtement : « C’est le corps même de la Mère qui fascine
le fils, le paralyse, en fait un objet soumis, comme dans l’hypnose,
au charme du regard. »
C’est à nouveau, par le biais du regard, que le corps de Junie est
fixé et vidé de sa parole authentique envers Britannicus dans la
célèbre scène VI de l’Acte II : Néron « Caché près de ces
lieux, je vous verrai, Madame : / Renfermez votre amour dans le fond
de votre âme / Vous n’aurez point pour moi de langages secrets. /
J’entendrai des regards que vous croirez muets / [...] Madame, en
le voyant, songez que je vous vois. »
Mais quelle issue pour Néron ? Néron ne pourra se détacher
d’Agrippine, il devra rompre, déchirer les voiles, briser les
miroirs, bref détruire l’autre en tant que siège de son
aliénation.
H. CASTANET: Petite note sur Britannicus de J.
Racine