Retrouver le texte même si la traduction est différente.
une analyse du Lenz De Buchner
Buchner met dans la bouche de Lenz sa propre conception de l'art:
(...) A table, Lenz retrouva sa bonne humeur ; on parla littérature, il
était sur son terrain. Alors commençait la période idéaliste. Kaufmann
en était partisan; Lenz le contredit impétueusement. « Les poëtes qui,
dit-on,
donnent la réalité, n’en ont pourtant aucune idée ; mais ils sont en
tout cas beaucoup plus supportables que ceux qui veulent transfigurer
cette réalité.
Le bon Dieu a bien fait le monde, tout comme il doit être, et nous ne
pouvons guère barbouiller quelque chose de mieux ; notre unique effort
doit être d’y ajouter un peu. Ce que je réclame en tout, c’est la vie,
la possibilité de l’existence, et alors c’est bien; nous n’avons pas à
demander ensuite si c’est
beau ou laid. Le sentiment d’avoir créé quelque chose de vivant
l’emporte sur la beauté ou la laideur, et constitue l’unique critérium
dans les choses
de l’art. Cette vie, d’ailleurs, ne se rencontre que rarement : nous la
trouvons dans Shakespeare, elle renait
avec toute sa puissance dans les chants aires, parfois aussi dans
Gœthe. On peut jeter le reste au feu. Sans doute, il ne faut pas non
plus décrire des chenils. On a voulu des figures
lestes, mais tout ce que j’en ai vu ressemble à des poupées en bois. Cet
idéalisme est le mépris le plus honteux de la nature humaine. Essayez,
une fois de vous plonger dans la vie du plus chétif des êtres et de la
rendre avec ses convulsions, ses manifestations, toute sa mimique si
subtile et à peine remarquée ; j’ai tenté cela dans le Précepteur
et les Soldats. Ce sont les hommes les plus proches qui existent sous le
soleil ; mais la veine du sentiment est chez presque tous la même ; il
n’y a de différence que dans le plus ou moins d’épaisseur de la peau à
traverser. Il suffit d’avoir pour eux des yeux et des oreilles.
Hier, en passant par la vallée, je vis deux jeunes filles assises
sur une
pierre; l’une nouait ses cheveux ,l’autre l’aidait; la chevelure dorée
de la première pendait sur son dos ; son visage était sérieux et pâle,
bien qu’elle fût toute jeune, et elle était vêtue de noir;
l’autre s’efforçait de lui venir en aide. Les tableaux les plus beaux,
les plus intimes, des maîtres allemands,donnent à peine une idée de
cela. On désirerait parfois être la tète de Méduse pour pouvoir changer
en pierre un tel
groupe, et appeler les gens. Elles se levèrent, le groupe était détruit;
mais en descendant entre
les rochers, elles formèrent un autre tableau. Les tableaux les plus
beaux, les notes les plus sonores se groupent, s’évanouissent.
« Il ne reste qu’une chose, une beauté infinie qui d’une forme
passe à une autre, éternellement accessible, éternellement variée. On ne
peut pas toujours, il est vrai, la fixer et la placer dans les musées
ou la traduire en sons, puis convoquer fieux et jeunes
en les laissant radoter et s’émerveiller sur ce sujet. On doit aimer
l’humanité, pour pénétrer l’essence particulière de chacun ; nul ne doit
être à nos yeux trop chétif ou trop laid : c’est le seul moyen de le
comprendre. Le visage le plus insignifiant cause une impression plus
profonde que la pure sensation du
beau, et l’on peut faire sortir les figures d’elles-mêmes sans y ajouter
quelque chose copié du dehors, auquel cas on ne sent battre et palpiter
ni
vie, ni muscles, ni pouls ».
Kaufmann lui objecta qu’il ne trouverait pourtant pas dans la
réalité de types pour un Apollon du Belvédère ou une
madone de Raphaël. « Qu’importe ! répliqua Lenz ; je dois avouer que
cela me laisse absolument froid. En travaillant en moi-même, je puis
aussi saisir quelque chose là-dedans; mais tout le mérite en est à moi.
Le poète et le sculpteur que je préfère, c’est celui qui me rend le plus
fidèlement la nature, de
telle sorte que je sente sa création; tout le reste me dérange. J’aime
mieux les peintres hollandais que les peintres italiens : ils sont aussi
les seuls compréhensibles.(...)