La Dispute de Chéreau
Cf programme de salle du Théâtre de la porte Saint Martin : deux mondes l’un est la Nature, cachée là derrière le rideau du théâtre, c’est le plateau ; l’autre est le monde des chimères, c’est-à-dire nous, la salle, les spectateurs.
Au milieu, ce paradoxe l’abîme mystique : la fosse d’orchestre, un gouffre qui s’illumine au début des représentations quand on rentre dans une salle, cette crevasse grinçante des instruments qui s’accordent, qui profèrent des oracles et d’où sortiront des sons, des concerts et des vapeurs sulfureuses et que l’heure venue il faudra traverser pour passer dans l’autre monde…
pour Chéreau; histoire « extrême, improbable belle comme un conte romantique allemand » Première mise en scène en 1973, 2ème en 1976
« La Dispute allait plus loin que le théâtre de l’époque et ne ressemble en rien aux autres pièces de marivaux sur la vie en société, sur le plaisir. »
Point de référence dans la carrière de Chéreau : réflexion philo et saisie impitoyable des comportements
« une allégorie dotée de la force et de la violence des romans de Sade, des contes d’Hoffmann » + âpre critique sociale, met à nu non seulement les âmes et les cœurs mais les pulsions, réconciliant les sens et l’intellect.
Long travail à la table : 20 jours. "Nous nous disons tout ce qui pouvait se passer entre les personnages ; une telle acuité dans leurs rapports."
Chéreau s’indigne de l’expérience même : de quel droit séquestrer des enfants dès leur naissance et peser sur leur destin ? qui manifeste un tel caprice et dispose d’un tel pouvoir ? De nos jours qui pourrait-se l’offrir ? Chéreau fait du prince et de sa cour une intelligentsia richarde, intemporelle, décadente, interlope, coupable
Les enfants sauvages élevés loin de toute culture montreront à vif les passions humaines et la blessure du 1er amour ainsi que les mécanismes des rapports sociaux : cruauté, mensonge, inhibitions, agressivité, peur, solitude.
Plutôt qu’à innocence de l’état de nature : falsification de cet état par la perversité de l’expérience et de la présence de la cour .
Création d’un prologue par François Régnaut en rassemblant d’autres textes de Marivaux: amplification de la discussion philo cf Education du Prince de Marivaux, Miroir ou Double inconstance : propos qui se prêtent aux personnages
Accentuation de la dépendance d’Hermiane à son amant qui est aussi son « gouverneur » : captive et contrainte d’assister à une fête noire. Expérience tragique.
Chéreau redistribue le texte Marivaux /Régnaut selon les rapports de force et de complicité qui s’instaurent, pas vrai échange, conversation mais motivations sous jacentes, affrontements vifs
Vingt scènes de la Dispute soumises à d’autres coupes : phases de l’expérience : 7 nuits et 7 jours : étapes d’une initiation ; ( cf création du monde) A la fin de chaque nuitée, un rideau noir s’abaisse puis se relève, ponctuation symbolique du temps. Rite de passage, de l’enfance à la puberté : cérémonie nocturne à la scène.
1ère nuit : on pousse le 1er enfant dans le jardin puis le second. Une fille, un garçon. Pas vraiment 19 ans. Enfance prolongée ignorante des tabous sexuels et de la notion de péché. Chacun d’eux découvre l’autre. Attirance. Envie de dominer.
2ème nuit : découverte de soi-même égocentrisme, besoin d’être admiré de se mirer, narcissisme.
3ème nuit : séparation. La fille souffre de l’absence du garçon, de la solitude, le garçon pareillement.
4ème nuit : la fille rencontre une autre. Rivalité. Erotisme. La seconde fille s’est éprise d’un second garçon.
5ème nuit : les deux garçons se rencontrent. Amitié.
6ème nuit : mensonges, inconstances, trahisons. Changements de partenaires. Eglée enlève Mesrin à Adine. Azor se console avec Adine
7ème nuit : si Eglé a trompé la première, les autres ne se sont pas montrés moins inconstants. Mais ils ont découvert la violence, le désespoir, la folie. En 1976 Azor s’est suicidé. Les auteurs de l’expérience sont accablés par l’expérience tragique ;
Chéreau extrait du texte de Marivaux un matériau générateurs d’actes : jeu très dense qui fait fi du plaisir de dire.
Deux lieux différents: l’un pour le prologue, l’autre pour le reste.
Au milieu des fauteuils d’orchestre un praticable carré de 4 m de côté symbolise le pays des chimères, un îlot social, salon sans murs où collationnent et fument quelques individus richissimes en m temps qu’énigmatique cabinet d’astronome ou d’humaniste éclairé où se dressent des instruments d’optiques. Une expérimentation se prépare devant nous.
De part et d’autre de ce praticable un couloir d’accès ; au bas une petite rampe lumineuse. Le noir alentour et derrière des vapeurs sulfureuses qui montent de la fosse d’orchestre vide.
A la fin du Prologue, le Prince jette une planche entre ce praticable et la scène, au-dessus de la faosse et la Cour « saute le fossé » parvenant dangereusement à « l’espace de la Nature » sur la vraie scène. « Je me trouve en pays perdu. Je ne m’oriente pas, dit Hermiane en entrouvrant le rideau qui s’en va.
Dans le prologue, les acteurs de la Cour exclus du véritable plateau se sentent exposés aux spectateurs, observés de manière critique. Prisme à travers lequel il faudra regarder la représentation (déroulement de l’expérience sur scène)
Franchissement du temps et de l’espace avec le saut du fossé, mais nous ne perdons pas de vue les expérimentateurs.
Apparaît dans la pénombre un lieu solitaire, inquiétant. On devine de chaque côté ce qui reste de hauts murs d’un ancien palais percés d’encoches, d’ouvertures de portes et fenêtres. Peu à peu on distinguera la configuration du sol : mottes de terre, mare contenant de l’eau et bordée d’herbes. Au fond : forêt sombre, impénétrable toute la largeur de la scène ; Ce monde est sans issue : le fossé à l’avant, les murs latéraux, la jngle au fond ; De nui en nuit la lune sera pleine ou s’amenuisera en croissant, une fenêtre restera éclairée un peu plus longtemps avant d’être plongée dans l’obscurité. Vie des maîtres ressentie comme une onde fuyante et animera l’édifice, visage aussitôt disparu qu’entrevu. Les murs des maisons d e chaque enfant se déplaceront dangereusement vers le centre mus par de secrets ressorts d’abord de profil comme un prolongement des côtés fixes puis ils pivoteront et se rapprocheront du centre hérissant l’espace d’envahissants piquets hauts et étroits : hostilité du lieu, emprisonnement des personnages ;
Forêt élément capital à la lueur crépusculaire ou à l’aube, feuillages, bruitage d’oiseaux, grillons crapauds, corbeaux, loups vent, spectateur croit sentir l’odeur de plantes odoriférantes mentionnées dans le texte. Odeur de terre, d’arbres, foin coupé sens en éveil ( Richard Peduzzi pour la scéno, André Serre pour le son) Forêt vivante, aire de jeu, clairière à l’orée de cette forêt initiatique où l’on entraîne les jeunes au sortir des maisons. On les y propulse yeux bandés, ils doivent affronter des épreuves avant de parvenir à la connaissance, la révélation d’eux-mêmes et du monde. ( pas seulement question de l’infidélité amoureuse) Retour obsessionnel de la nuit, de la clarté lunaire concourt au malaise du spectateur, condamné à un voyeurisme dont il sent la portée tragique ;
Les membres de la Cour ont fait irruption dans cet espace le Prince poyr donner les signaux de chaque phase de la cérémonie/ expérience ;, la Cour pour épier tantôt dissimulés dans la pénombre latérale, dans le feuillage tantôt installés aux fenêtres de l’édifice du palais ; les spectateurs perçoivent leur présence permanente autour des enfants cobayes exposés à tous les regards.
Les membres de la Cour se sont mis en jeu par enfants interposés, s’identifient à eux, le Prince fait subir à Hermiane une initiation sans pitié.
Musique : Ode funèbre maçonnique de Mozart 7 minutes avant le prologue : de la fumée s’élève de la fosse d’orchestre incandescente, hypnotique.
Trompettes d’une marche funèbre de la nouvelle Orléans au début et au cours de l’expérience. Deux serviteurs noirs Carise et Mérou = deux Noirs américains ironiques et violents, obéissants au Prince ordonnateur ;
Musique doublement funèbre forme « l’accord lointain et profond sur ce qui n’est pas dit sur la mort » envahit l’espace comme la fumée et comme l’ombre, troue le silence de sonorités âpres ; elle couvre parfois la parole qui doit lutter contre elle ;
Mémoire complexe : culture occidentale avec Mozart ou relent de l’esclavage avec le jazz New Orléans. Bande son très élaborée : musique bruits et forêt mixés en direct au cours de chaque représentation.
A deux reprises, les serviteurs noirs s’emparent de répliques parlées pour les chanter : air de blues. Empêchent ainsi les blancs( enfants) de poursuivre le dialogue parlé, agression inopinée. Refusent le pur raisonnement « supposons que » appels répons. Sonorité de gorge, de ventre ou de tête, leur parole nargue ou berce. Mais elle leur confère autorité. Met en défaut celui qui ignore la réponse rituelle.