3. Une innocence paradoxale
De fait, avec cette Agnès amoureuse contraste bien une première Agnès, celle qui apparaît parcimonieusement dans les trois premiers actes de la pièce.
Pour les autres personnages (en particulier Arnolphe et Horace) il n’y a pas de doute que cette Agnès-‐là présente toutes les apparences de la simplicité, voire de la sottise. Mais là encore, les marques les plus saillantes de cette sottise ne nous sont pas données directement sur scène : c’est Arnolphe, rappelons-‐le, qui fait le récit de sa naïveté la plus flagrante, celle des « enfants » qui se font « par l’oreille ». À aucun moment, lors des scènes où elle se présente devant le spectateur, Agnès ne lui fait entendre de semblable réplique, comme si ce personnage ne pouvait pas plus se montrer positivement stupide qu’activement rusé.
La stupidité d’Agnès devra prendre une forme un peu différente de ce qui est explicité dans les dialogues. Du coup, que voit réellement le spectateur sur scène ?
Si l’on passe en revue les répliques qu’Agnès prononce sur scène lors de sa première apparition, on est frappé de leur neutralité, voire de leur banalité : ARNOLPHE La besogne à la main, c’est un bon témoignage.Hé bien, Agnès, je suis de retour du voyage,En êtes-‐vous bien aise?
AGNÈS Oui, Monsieur, Dieu merci.
ARNOLPHE Et moi de vous revoir, je suis bien aise aussi:Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée?
AGNÈS Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.
ARNOLPHE Ah! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.
AGNÈS Vous me ferez plaisir.
ARNOLPHE Je le puis bien penser. Que faites-‐vous donc là?
AGNÈS Je me fais des cornettes,Vos chemises de nuit, et vos coiffes sont faites.
Rien en soi de particulièrement sot dans tout cela, on en conviendra ; et pourtant les contemporains sont unanimes à souligner la drôlerie de l’innocence d’Agnès, et le contraste de cette innocence avec les marques d’intelligence qu’elle donnera par la suite.
comparer les banalités prononcées par Agnès, certes triviales et quotidiennes, mais adaptées au confinement domestique où elle se trouve contrainte, à tout ce que Georgette et Alain débitent de déformations (« strodagème20 ») et d’impertinences (la comparaison entre Arnolphe et « cheval, âne, ou mulet... »). Il faut donc que la naïveté d’Agnès ait été rendue plus nettement évidente aux spectateurs par un autre moyen que le langage, et cela ne nous laisse que le jeu de la comédienne.
si des éléments nous sont parvenus sur le jeu de Molière dans le rôle d’Arnolphe, les contemporains n’ont pas fait preuve de la même générosité d’information s’agissant des autres comédiens de la troupe.
Ce qui est clair, c’est seulement que le jeu de Mlle de Brie devait faire apparaître dans les répliques d’Agnès une sottise qui ne saute pas aux yeux à la lecture
Comparaison avec la première adaptation théâtrale française de « La Précaution inutile », la fameuse nouvelle espagnole de Maria de Zayas traduite successivement en français par Scarron et d’Ouville, et qui fournit également une partie du sujet de L’École des femmes.
On y voit un Capitan désireux de se marier consulter son ami le Docteur sur l’épouse qu’il doit prendre parmi les différentes femmes qu’il courtise. Après s’être méfié des séductions trop habiles de l’une d’elles, Philis, il voit arriver une autre de ses conquêtes, Cloris, qu’il décrit comme « une bonne buse ». Il lui propose alors de l’épouser : CLORIS Et qu’est-‐ce qu’épouser ? LE DOCTEUR Et c’est s’humaniser. PHILIS Quelle niaise, ô Dieux ! LE CAPITAN Cette pauvre novice, Sans esprit ne peut pas inventer de malice : Allons nous marier. CLORIS Mais étant mon époux Dites-‐moi, s’il vous plaît, que demanderez-‐vous ? LE DOCTEUR Il vous demandera de faire bonne mine, Et puis d’attendre au lit l’influence bénigne, Qui donne de la joie et chatouille les sens, Et qui fait pulluler les animaux parlants. CLORIS Allons donc je le veux ; allons je suis en âge, Et je puis aisément franchir ce doux passage
On conviendra qu’en soi, ce que dit Cloris n’a rien de particulièrement drôle : elle ne fait que manifester sans équivoque son ignorance absolue des choses du mariage. La raison pour laquelle la scène est comique est le décalage entre ce dont il est question (la sexualité, que recouvre la notion écran de mariage, mais que le Docteur prend soin d’expliciter pour les spectateurs) et l’insouciance candide de Cloris qui ne se doute de rien. Ce qui fait rire le spectateur, c’est que dans chacune de ses répliques, Cloris parle de sexe sans s’en rendre compte. C’est donc cette coexistence paradoxale de la paillardise et de l’innocence que le jeu doit venir souligner. Or si l’on relit à cette lumière les premières répliques d’Agnès évoquées plus haut, la scène fonctionne exactement de la même manière : chacune des paroles de la jeune fille, prononcées d’un air d’innocence paillarde, donne à entendre un double sens. Ainsi en va-‐t -‐il, par exemple, de la mention des puces, lieu commun de la littérature grivoise pour évoquer les appétits sexuels des jeunes filles.
De même, la mention des « cornettes » et des « coiffes » auxquelles Agnès travaille peut aisément donner à entendre les cornes dont Arnolphe, qui porte le nom du saint patron des cocus, a mis tant de soin à se prémunir. Et dès sa réapparition à l’acte II, scène 5, Agnès réactive le sous-‐entendu grivois avec sa célèbre réplique « le petit chat est mort», dont l’innocence apparente dissimule mal une image attestée dès le début du XVIIe siècle pour désigner le pucelage féminin. Le reste de la scène jouera en permanence sur cette ambiguïté de la parole du personnage, jusqu’à la fameuse équivoque du « le », où Arnolphe et les spectateurs croient entendre un aveu d’acte sexuel lorsqu’Agnès ne voulait désigner que le don d’un ruban. Comme la Cloris de L’École des cocus, la première Agnès de L’École des femmes est donc un personnage clairement farcesque, dont la prétendue innocence cache en réalité un sous-‐entendu grivois permanent.
Le sous-‐entendu culmine à l’acte III, scène 2, de manière paradoxale, dans la fameuse liste des « Maximes du mariage », qui constituent les seules paroles qu’Agnès prononce au cours de l’acte. L’habileté de Molière consiste alors à faire prononcer précisément par ce personnage, que l’on pourrait définir comme une machine à produire de la grivoiserie, des paroles qui ne sont pas d’elle et qui se présentent comme une version à peine parodiée des préceptes de mariage donnés par saint Grégoire de Naziance30 : en appliquant à ce texte les mêmes principes de jeu que dans les précédentes scènes, Molière et avec lui Mlle de Brie font apparaître dans ces « maximes » d’apparence austère une dépravation sexuelle omniprésente qui les discrédite instantanément.
une gravure, réalisée par le dessinateur parisien François Chauveau pour la première édition de la pièce31 : on y trouve, faisant face à Arnolphe assis, une Agnès très contrainte, engoncée dans un costume sévère – robe et manche longues, bonnet qui couvre jusqu’à ses cheveux – et les bras sagement croisés sur sa poitrine. Si l’on admet que cette gravure puisse constituer un indice de la posture de Mlle de Brie dans l’interprétation du rôle, on peut formuler l’hypothèse que l’attitude corporelle de la comédienne venait souligner l’innocence apparente de ses paroles, et que c’était le ton de sa voix, peut-‐être la mise en évidence de certains mots, qui donnaient à entendre l’équivoque.
Après ce point culminant comique de l’acte III, scène 2 (le choix par Chauveau de cette scène précise pour en tirer le frontispice me semble à cet égard significatif), Agnès disparaît pour ne plus revenir qu’à l’acte V, profondément changée. C’est bien une transformation importante qui s’opère, au cours de la pièce, dans le personnage d’Agnès ; mais celle que le spectateur constate sur scène n’est pas tout à fait celle qu’on lui raconte dans le dialogue. En réalité, il se passe deux transformations différentes pendant la pièce. Ce que voit le spectateur, c’est d’abord une niaise de farce, c’est-‐à -‐d ire un personnage caractérisé par une fausse innocence salace, à laquelle vient se substituer à l’acte V une authentique amoureuse de comédie.
Avec elle, c’est la pièce tout entière qui change : d’une farce « version longue », elle devient comédie, et prend même des accents pathétiques lorsqu’Arnolphe, à l’acte V, donne à entendre des soupirs et des plaintes amoureuses qui semblent parodier ceux d’Hérode dans la Mariane de Tristan
Conclusion:
Le vrai contraste se situe là, dans un changement de registre du personnage, plutôt que dans le degré d’intelligence de ses propos ou de ses actions, ou même son affinité avec l’amour. Car dans le théâtre de Molière, les femmes qui ne sont pas des amoureuses sont soit des entremetteuses, soit de fausses prudes qui dissimulent leurs désirs, soit comme Agnès des dépravées qui s’ignorent.
Autrement dit, non seulement l’éveil d’Agnès à l’amour et à ses ruses était déjà présent en germe dans ses obscénités involontaires, mais il constitue à vrai dire l’évolution la plus sage et la plus vertueuse qu’on en pouvait attendre, puisque la perspective d’un mariage heureux fait disparaître entièrement de son langage les équivoques sexuelles.
Ce qui est réellement scandaleux dans la pièce, ce n’est pas l’émancipation finale d’Agnès, qui se donne à voir de manière on ne peut plus conventionnelle, mais c’est son état premier.
Quant à l’autre histoire, celle que raconte le dialogue, où l’on voit naître une héroïne capable de secouer son joug et de prendre en main son destin, elle appartient exclusivement à la strate narrative de la pièce, dont elle constitue pour ainsi dire la version officielle, la partie présentable – ou, pour mieux le dire, le roman.