L’extrait que nous allons étudier provient de la pièce Tous des Oiseaux, écrite par Wajdi Mouawad, et mise en scène au théâtre de la Colline à Paris en 2017. On y voit la fin de la scène du «Seder» et de «Irréalité d’un bougainvillier». L’écriture de Mouawad défie les règles du temps par l’utilisation de nombreuses collisions temporelles, ce qui a montré quelques difficultés de mise en scène. En effet, l’auteur voulait garder le spectateur dans ses perceptions et sensations du début à la fin de la pièce pour éviter qu’il ne revienne trop souvent à l’intellect ce qui l’aurait déconnecté de l’action de la pièce et de son propre ressenti.
Nous allons donc analyser comment la mise en scène de Tous des Oiseaux nous garde dans nos sensations, et non dans notre intellect.
Pour cela, nous allons d’abord rappeler les enjeux de l’extrait textuel en lien avec la citation de l’auteur, avant de voir en quoi la mise en scène illustre ses propos.
Le début de l’extrait se situe à la fin de la scène du Seder. A ce moment de l’extrait, Wahida explique à Leah la situation d’Eitan, ce qui implique ses recherches sur sa propre identité et sur celle de ses parents. Pour cela, il prend les couverts à la fin du repas pour les faire analyser. Il est donc bien le fils de David et Norah, mais David n’est pas celui d’Etgar. Wahida fait comprendre à Leah que c’est en voulant trouver sa grand-mère qu’Eitan s’est retrouvé à Jérusalem, dans le coma à cause de l’attentat du Pont Allenby. Dans cette scène, deux personnages forts de la pièce se rencontrent. C’est un moment très important puisque c’est suite à cette discussion que Leah va renouer avec sa famille. Wahida raconte une histoire très dure et chargée en émotions puisqu’il s’agit de la vie de son petit-ami et du petit fils de Leah. De plus, on assiste à une collision temporelle entre le présent qui se passe à Jérusalem et le Seder à New York, ce qui rend Leah beaucoup plus attentive à ce qui se passe et plus émotionnelle. Le spectateur s’interroge sur cette collision temporelle et comprend au fur et à mesure ce qui se passe. Nous sommes d’abord touchés par l’action du repas où David et Norah n’acceptent pas le choix amoureux d’Eitan, puis par Leah qui «découvre» son petit fils et voit son propre fils. Comme les personnages, le spectateur est tiraillé entre colère, déception, et confusion. En suite nous enchaînons sur la scène «Irréalité d’un bougainvillier». Dans celle-ci, Eden va à la rencontre de Wahida pour lui rendre son passeport et son téléphone suite à la fouille qu’elle lui a fait subir précédemment dans la pièce où elle fera preuve d’une violence certaine envers elle. Eden se lance dans deux tirades où elle s’excuse d’abord pour ses actions, avant de témoigner des horreurs auxquelles elle fait fasse chaque jour en tant que soldate israélienne. Cette scène est bouleversante puisqu’on rentre vraiment en empathie avec Eden qui utilise une expression particulièrement forte : «La journée durant j’ai ramassé les cadavres, aidé les blessés. Il y avait un bougainvillier en fleur, rouge magnifique, et au milieu des cris, des hurlements, j’ai pensé à cette beauté dans la lumière du soleil, mais ce n’était rien ! Ni beauté ni bougainvillier, mais les restes ensanglantés d’un corps humain éparpillés contre les fils de fer barbelés». On se rend compte que les personnages de Wajdi Mouawad ne sont pas manichéens et on remet tout en cause. Une amitié belle mais perturbante naît. Le public est très touché par les propos d’Eden mais également par la relation que les deux femmes ont entre elles. Nos émotions se bousculent à l’allure de l’action. En un court extrait de la pièce, on se rend déjà compte de toutes les émotions qui nous traversent. C’est ces perceptions et sensations dans lesquelles Wajdi Mouawad souhaite nous conserver.
Nous allons voir à présent comment Wajdi Mouawad, dans sa mise en scène, nous garde dans nos perceptions et sensations sans effectuer de retour trop fréquent à notre raison, donc à notre intellect. A la fin de la scène du Seder, Wahida laisse Leah seule avec Eitan étendu sur la table devant elle. La prochaine scène se déroulant ailleurs (au Paradise Hotel) avec Wahida et Eden, il fallait trouver une solution pour effectuer une transition assez fluide pour garder le spectateur attentif à l’action et plongé dans son ressenti. Pour cela, plusieurs éléments techniques ont été utilisés. Tout d’abord, nous avons une musique douce et en même temps grave qui peut représenter les émotions troublées de Leah mais également annoncer la réunion de Wahida et Eden dans la scène suivante. Cette musique nous maintient en suspens et créée de la fluidité. On est doucement emmené vers la suite. Par la suite, deux personnes arrivent pour déplacer des éléments du décor (ici, des chaises) et emmener la table sur laquelle est toujours disposé Eitan. Ils se déplacent très lentement de manière à ne pas casser le rythme avec la musique et nous garder encore une fois dans ce qui semble être un temps en suspens, une bulle entre le spectateur et les comédiens. On est complètement captivé par l’action, on ne peut pas revenir au mental. Autre élément très important, le jeu d’acteur. Leora Rivlin, interprétant Leah dans la pièce, ne sort jamais de son jeu. On est donc complètement captivé devant ses émotions et on ne pense pas au déroulement de la transition puisqu’elle fait comme partie de la scène. Enfin, la lumière réduit doucement pour faire place directement à celle de «Irréalité d’un bougainvillier» où le jeu d’acteur démarre instantanément et nous garde dans l’action. A la fin de la scène, il fallait encore une fois trouver le moyen de faire une transition douce et fluide pour nous garder dans notre ressenti de cette scène très lourde moralement. Cette fois-ci, la lumière réduit pendant une partie de la scène pour en laisser juste assez pour distinguer les visages. La musique reprend également en fond pendant que le dialogue se tient toujours. Pour finir, des bruits d’avions de chasse à la fin de la scène nous garde attentif et nous font compatir avec les deux personnages. Ces bruits n’étant pas obligatoires, on peut se demander si Wajdi Mouawad ne les auraient pas rajouté juste pour la transition. C’est une fin forte qui nous garde par conséquent encore ancrés dans l’action. Le jeu d’acteur de Souheila Yacoub (Wahida) et Darya Sheizaf (Eden) ne s’arrête jamais également, les deux comédiennes réagissent à tout, notamment les bruits d’avions de chasse où elles vont instantanément se connecter à l’autre en se prenant la main. Wahida va également directement essayer de se protéger en pleurant. En tant que spectateur, on partage complètement leurs émotions, tout en gardant une distance qui nous permet d’entrer encore plus en empathie puisque nous sommes contrairement à elles, protégés. On est encore une fois attentif à l’action et à nos émotions ce qui nous détache de pensées intempestives. Le spectacle nous fait constamment ressentir quelque chose, ce que confirme Banu Georges en le qualifiant de théâtre «sous haute tension». Il se passe constamment quelque chose, on a pas le temps de revenir à notre mental, on ne peut qu’être maintenu dans l’histoire et notre ressenti, même durant les transitions. Le spectateur ne se repose jamais et traverse de nombreuses émotions comme la joie pendant les scènes romantiques entre Eitan et Wahida, la peine quand il tombe dans le coma, le rire lors des fameuses phrases sarcastiques de Leah, et le désarroi lors des différentes révélations de la pièce comme l’appartenance de David à la culture arabe.
Très bien. Beaucoup plus convaincant en termes d’argumentation. Il me semble juste que tu aurais pu parler aussi dans la fluidité de la transition entre les scènes de l’image très forte d’Eitant transformant la nappe du seder en lit d’hôpital lorsqu’il s’enroule dans la nappe en position fœtale pour en faire le drap de osn lit d’hôpital, c’est une image très forte émotionnellement qui émeut le spectateur et en dit long sur les souffrances traumatisantes que causent la découverte scientifique d’Eitan à propos de son père mais aussi la souffrance liée à l’attentat dont on se demande si Eitan va renaître.