J'ai sélectionné ce qui concerne l'Amour médecin en particulier
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Au premier acte de L'Amour médecin, un autre Sganarelle devenu père nous apprend que sa fille Lucinde est tombée dans « une mélancolie la plus sombre du monde », sans remède possible ni motif avoué. Au second acte, quatre médecins imputent cette feinte maladie à des vapeurs nées du bas-ventre gorgé d'humeurs putrides parce que recuites, et montant au cerveau dont elles picotent les parois jusqu'à produire les pâmoisons supposées de la malade. Au troisième acte, Clitandre travesti en médecin intervient pour inverser le mouvement décrit par les autres : ce n'est pas, à l'en croire, l'estomac qui remonte au cerveau, c'est de l'esprit que vient le désordre du corps, l'esprit malencontreusement travaillé « d'une imagination dépravée, d'un désir déréglé de vouloir être mariée » qui affole la patiente et motive les troubles physiques dont elle souffre.
L'héroïne du Médecin malgré lui affecte, elle, un mutisme aux causes apparemment toutes physiques. Mais sa nourrice, fine mouche, suggère de la traiter par le seul « emplâtre » qui guérit les maux des filles : un mari à la convenance de la belle. Quant à la « maladie d'esprit » qui soudain se déclare au troisième acte, Sganarelle, habile médecin, l'analyse dans un jargon assez identifiable à travers ses bouffonneries : il incrimine « l'incongruité des humeurs opaques qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes », y voit la « cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive » et conclut que « les humeurs [étant] fort aigries » par le refus qu’oppose son père à son mariage, « deux drachmes de matrimonium en pilules » les pacifieront après « une prise de fuite purgative ». La relation plaisamment métaphorique entre désordre humoral et moral, physique et psychique relève de la même ambivalence qui fait le génie bifide de la pathologie mélancolique.
Avouons que le mérite de l’invention qui revient ici à Molière est en l’espèce limité par l’abondance de comédies espagnoles antérieures aux siennes où le même prétexte est sollicité par l’héroïne en mal d’amour pour obtenir la visite sous le masque de son bien-aimé ou du serviteur de celui-ci venus la médicamenter à grand renfort de jargon sibyllin et de mimiques parlantes. En affectant, plutôt que n’importe quel autre, le mal qui les menacerait pour de bon (la mélancolie hystérique) faute de cette médication comique par excellence qu’est la mystification des pères par leurs enfants, ces jeunes filles rusées désignent à travers leur ruse symbolique la morale de l’histoire : que faire violence à la nature dans ses désirs et ses besoins les plus légitimes est une folie morale sinon mentale qui peut bien engendrer celle de la victime de cette violence.
De vrai, dans certaines comedias particulièrement virtuoses, on ne sait plus très bien, effet d’un vertige baroque, si l’héroïne feint par ruse ou vit pour de bon le délire de frustration érotique qu’elle exprime. Héritier de cette virtuosité, Molière dans L’Amour médecin transfère de la fille faussement folle d’amour sur le père réellement toqué de ne pas vouloir la marier le traitement par mystification proposé par son aimable « médecin » : feindre de l’épouser pour pacifier son délire matrimonial. Mais le faux mariage était vrai, le remède visait non la fille mais le père qui se croyait complice de la mystification thérapeutique, et la morale comique de l’histoire pourrait bien être que s’opposer à la nature par abus d’autorité est la plus dangereuse des folies. (...)
C'est dire que sous des dehors futiles, l'allusion continue que font ces œuvres à l'égarement mélancolique les mène discrètement sur le terrain fertile d'une interrogation fondamentale pour la philosophie, l'éthique et la science occidentales : la question des relations entre le corps et l'esprit, la nature de leurs interactions morbides, pensable en termes d’image analogique ou d’interconnexion effective. Car, dans l'anthropologie ancienne, le concept de mélancolie suppose aussi bien la réalité d'un désordre pathologique que l'expression imagée d'un malaise affectif, moral et mental dont on ne sait si lui-même emprunte par simple métaphore son modèle à celui des maladies du corps ou au contraire subit effectivement leur contagion. (...)
Au sein des intrigues pourtant toutes farceuses, mais profondément informées, que Molière a variées sur le thème de la maladie d’amour, se décèle en effet, si même elle ne s’y exprime, l’alternative entre, d'une part, une conception moniste, psychopathologique, qui envisage le mal d'amour comme une affection réelle, organique et humorale, impliquant sans distinction corps et esprit, imputée à la corruption du sang échauffé, à la dégénérescence de la semence accumulée, à la faiblesse du cerveau paralysé par l'obsession amoureuse ; et, d'autre part, une conception dualiste, rhétorique et poétique, qui décrit en termes seulement empruntés à la physiologie le malaise spécifique de l'âme en peine, formulé grâce à un usage métaphorique du vocabulaire médical — amour‑maladie et médecine d'amour…
L'’Amour médecin, notamment, met en scène par praticiens et diagnostics interposés cette alternative complexe. La crise hystérique que mime la jeune fille est imputée par les uns (vrais « médecins de la médecine ») à une rétention de semence devenue atrabilaire, dont les vapeurs mordicantes attaquent le cerveau et causent les pâmoisons de la belle. Cependant que le même mal est interprété par l'autre (Clitandre déguisé en médecin) comme une maladie de l'esprit projetée sur le corps, comme un délire d'imagination fondé sur une hantise obsessionnelle de mariage qui prend le corps pour métaphore de ses sombres fureurs. Enfin, la cure tout orthodoxe qu'il en propose et qui empaume Sganarelle abusé, c'est-à-dire le mariage fictif destiné à pacifier le délire prétendu de la jeune énamourée qui met le délire du père en contradiction avec ses propres implications, projette dans la symbolique de l’image, dans l’univers sans épaisseur de la métaphore la notion même de folie : le mal de Sganarelle n’est maladie que morale, de ce genre de maladie que Démocrite anatomisant les viscères des animaux pour y saisir par analogie l’origine de la démence humaine se reprochait, devant Hippocrate venu (le) consulter, de méconnaître pour ce qu’elle est : fureur d’accumuler, obsession de commander, colère d’être contredit, égoïsme auquel on sacrifie tout — maladies de l’âme auxquelles la mélancolie tend le miroir de son analogie.
Autre article intéressant de Patrick Dandrey: la tradition du médecin-charlatan revue par Molière ou l'imposture candide
L'auteur y fait le lien entre les"faux médecins", les médecins imposteurs et le faux dévot Tartuffe . cf sous titre du Tartuffe ou l'imposteur. Relire la tirade du médecin Filerin dans L'Amour médecin.
M. Filerin. — N’avez-vous point de honte, Messieurs, de montrer si peu de prudence, pour des gens de votre âge, et de vous être querellés comme de jeunes étourdis ? Ne voyez-vous pas bien quel tort ces sortes de querelles nous font parmi le monde ? et n’est-ce pas assez que les savants voient les contrariétés et les dissensions qui sont entre nos auteurs et nos anciens maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la forfanterie de notre art ? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante politique de quelques-uns de nos gens ; et il faut confesser que toutes ces contestations nous ont décriés, depuis peu, d’une étrange manière, et que, si nous n’y prenons garde, nous allons nous ruiner nous-mêmes. Je n’en parle pas pour mon intérêt ; car, Dieu merci, j’ai déjà établi mes petites affaires. Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il grêle, ceux qui sont morts sont morts, et j’ai de quoi me passer des vivants ; mais enfin, toutes ces disputes ne valent rien pour la médecine. Puisque le Ciel nous fait la grâce que, depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous, ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leur sottise le plus doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C’est là que va l’étude de la plupart du monde, et chacun s’efforce de prendre les hommes par leur faible, pour en tirer quelque profit. Les flatteurs, par exemple, cherchent à profiter de l’amour que les hommes ont pour les louanges, en leur donnant tout le vain encens qu’ils souhaitent : et c’est un art où l’on fait, comme on voit, des fortunes considérables. Les alchimistes tâchent à profiter de la passion que l’on a pour les richesses, en promettant des montagnes d’or à ceux qui les
écoutent ; et les diseurs d’horoscopes, par leurs prédictions trompeuses, profitent de la vanité et de l’ambition des crédules esprits. Mais le plus grand faible des hommes, c’est l’amour qu’ils ont pour la vie ; et nous en profitons, nous autres, par notre pompeux galimatias, et savons prendre nos avantages de cette vénération, que la peur de mourir leur donne pour notre métier. Conservons-nous donc dans le degré d’estime où leur faiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter sur la nature toutes les bévues de notre art. N’allons point, dis-je, détruire sottement les heureuses préventions d’une erreur qui donne du pain à tant de personnes.