mardi 21 septembre 2021

Terminales: Partage de midi de Claudel : sur l'aventure de Claudel avec Rosalie Vetch, sur sa foi aussi.

http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/pdf/partage-de-midi_avant.pdf

 Résumé
Acte I : Dans le brûlant soleil de midi, sur un bateau qui les emmène en Chine, une femme, Ysé, entourée de trois hommes : de Ciz, son mari dont elle a eu quatre enfants, un négociant avide au caractère faible; Amalric, un aventurier viril et sûr de lui et Mesa, un jeune diplomate, chrétien ardent qui n’a jamais eu de relation avec une femme, ayant quitté la Chine pour entrer dans les
ordres et revenant sans avoir pu réaliser son vœu.
Ysé et Mesa se « reconnaissent » — ils se découvrent comme s’ils étaient prédestinés — mais ils s’interdisent mutuellement de s’aimer : Ysé est mariée, Mesa se sent appelé par Dieu. 

 
Acte II : Un mois plus tard, un après midi, dans un cimetière chinois. Ysé tente d’abord d’empêcher son mari de la laisser seule ; il a en effet décidé de partir faire des affaires louches dans une région troublée. Mesa auquel Ysé a donné rendez-vous assiste caché à cet entretien. Lorsqu’il apparaît, Ysé se donne à lui dans un grand duo d’amour.

 
Acte III : Quelques mois plus tard, un soir, on retrouve Ysé et Amalric, vivant ensemble dans une maison encerclée par les rebelles. Ils n’ont aucune chance d’en sortir vivants. Mesa survient, il demande des comptes à celle qui l’a quitté, enceinte de lui. Amalric et Mesa se battent dans l’obscurité, Mesa tombe comme mort, et les nouveaux amants prennent la fuite. Mesa se relève et
adresse à Dieu un grand cantique dans lequel il demande à comprendre son aventure. Ysé apparaît alors. Est-ce la véritable Ysé ou est-ce un rêve ? Les deux amants se réconcilient en sublimant leur aventure charnelle en amour spirituel.

Une pièce à dimension autobiographique. dans Le Soulier de satin, Claudel reprend autrement la même thématique.

 « Je ne vous attendais pas.
J’avais si bien arrangé
De me retirer, de me sortir d’entre les hommes. »
(p. 75)1

 
Paul Claudel (1868-1955) était un diplomate français en mission en Chine depuis 1895. Travaillé par le désir de s’engager dans la vie religieuse, il rentre en France en 1900 pour faire une retraite à l’abbaye de Ligugé. Mise à l’épreuve temporaire ou rejet définitif, le supérieur refuse qu’il poursuive cette voie. Claudel a 32 ans.
Quelques mois plus tard, sur l’ « Ernest-Simons », le bateau qui le ramène à Fou-tchéou (ville de l’actuelle province du Fujian, côte Sud-Est de la Chine), il fait la connaissance d’une superbe jeune femme d’origine polonaise, Rosalie Vetch, et de son mari.

 
« MESA. – Pourquoi ?
Pourquoi est-ce que cela arrive ? Et pourquoi faut-il que je vous rencontre
Sur ce bateau, à cet instant que ma force a décru [...] ?
Il est dur de garder tout son cœur. Il est dur de ne pas être aimé.
Il est dur d’être seul. Il est dur d’attendre... » 

(p. 77, 81)
Claudel, accablé par le refus de sa vocation religieuse, tombe éperdument amoureux de cette femme mystérieuse et séduisante. Elle est mariée, mère de quatre enfants, mais Claudel passe outre tous les principes de morale et de bienséance auxquels sa fonction et sa religion le tiennent pourtant attaché : il installe toute la famille sous son toit et vit sa passion avec Rosalie au grand jour. 

 
« Ô je n’en puis plus, et c’en est trop,
et il ne fallait pas que je te rencontre, et tu m’aimes donc,
et tu es à moi, et mon pauvre cœur cède et crève ! »
(p. 107)

 
Cette liaison qui fait scandale est vraisemblablement la première expérience amoureuse et charnelle de Claudel. Paul Claudel supporte mal la contradiction spirituelle de cette situation, sans pour autant renoncer à Rosalie. Celle-ci décide donc de quitter la Chine (août 1904) pour cacher sa grossesse et ne pas provoquer le renvoi de son amant. Rien n’annonce qu’il s’agit d’une rupture.
Une fille naît de cette union.
Mais Paul Claudel apprend quelques mois plus tard « la trahison » : Rose s’est installée avec un autre homme. Le mari et l’amant partent à sa recherche. En vain. Fou de douleur, Claudel erre d’un lieu à l’autre. Pour échapper au suicide, il entreprend la rédaction de Partage de Midi.
« Ah ! je sais maintenant
Ce que c’est que l’amour ! et je sais ce que vous avez enduré sur votre croix, dans ton Cœur,
Si vous avez aimé chacun de nous
Terriblement comme j’ai aimé cette femme, et le râle, et l’asphyxie, et l’étau !
Mais je l’aimais, ô mon Dieu, et elle m’a fait cela ! Je l’aimais, et je n’ai point peur de vous,
Et au-dessus de l’amour
Il n’y a rien, et pas vous-même ! »
(p. 144)

 
Ce n’est qu’en 1917 qu’une lettre de « Rose » arrive sur le bureau de Claudel, alors ambassadeur de France à Rio de Janeiro, et désormais marié. Paul et Rosalie se reverront quelques années plus tard, et tenteront de donner un sens spirituel à leur rencontre pour trouver une forme d’apaisement dont témoignerait le Soulier de satin.


Cette première version de Partage de Midi ne sera imprimée qu’en quelques exemplaires et diffusée uniquement auprès d’amis proches. Le confesseur de Claudel lui interdit de la faire jouer. Et effectivement, la pièce ne sera pas jouée jusqu’en 1948, date à laquelle Claudel autorise son ami et metteur en scène Jean-Louis Barrault à monter la pièce (celui-ci la lui réclamait depuis presque dix ans), à la condition d’en écrire une nouvelle version. Par pudeur et pour faciliter le passage à la scène, Claudel remanie complètement sa pièce : il ampute sévèrement les passages les plus lyriques, adopte un registre de langue beaucoup plus familier, comme s’il voulait teinter d’ironie son rapport à sa propre histoire, marquer son détachement par rapport aux faits qui s’étaient déroulés presque cinquante ans plus tôt

 

 Comment comprendre aujourd’hui la place que tient la foi dans l’œuvre de Claudel?

Une réaction au désespoir provoqué par le « bagne matérialiste »

 
Le jeune provincial qui a grandi en jouant avec sa sœur Camille dans les rochers de la Hottée du Diable est très seul et très mal à l’aise parmi ses camarades de la bourgeoisie parisienne et dans sa famille sans cesse déchirée par de violentes disputes.
Mais surtout, Claudel est adolescent et lycéen à une époque dominée par une logique matérialiste, rationnelle, mécaniste : les sciences font de nombreux progrès, la production s’industrialise, l’athéisme est de rigueur dans les milieux intellectuels et artistiques, le pouvoir est aux mains de financiers et de spéculateurs. Paul est athée, comme sa sœur Camille, comme ses camarades et professeurs, mais il souffre d’un violent mal-être.?


« [J]e croyais [...] que ce monde était un enchaînement dur d’effets et de causes que la science allait arriver après-demain à débrouiller parfaitement. Tout cela me semblait d’ailleurs fort triste et fort ennuyeux. [...] Je vivais d’ailleurs dans l’immoralité et peu à peu je tombai dans un état de
désespoir. La mort de mon grand-père, que j’avais vu de longs mois rongé par un cancer de l’estomac, m’avait inspiré une profonde terreur et la pensée de la mort ne me quittait pas. J’avais complètement oublié la religion et j’étais à son égard d’une ignorance de sauvage. La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d’Arthur Rimbaud à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante. La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d’Une saison en enfer, fut pour moi un événement capital.
Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l’impression vivante et presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d’asphyxie et de désespoir restait le même2. »


La nuit de Noël 1886, alors qu’il était rentré par hasard dans Notre-Dame de Paris, il éprouve brutalement le sentiment de croire et d’être aimé de Dieu. Il trouve peu à peu dans la foi catholique une béance, une sensation d’infini qui lui permet de dépasser son état de désespoir. Mais il lui faut quatre ans d’une lutte acharnée et douloureuse avant d’affronter la honte de s’avouer catholique devant les milieux artistiques et culturels de l’époque.
Toute l’œuvre de Claudel est marquée par cet événement d’une conversion qui lui a fait retrouver le désir de vivre. Dans Partage de Midi, Mesa tente d’expliquer à Ysé son rapport à Dieu et cette conversion, vécue comme une expérience violente et douloureuse mais libératrice et vivifiante.
À la même époque que Claudel, de nombreux autres artistes se convertissent. Certains se posent aussi la question de l’engagement religieux. Tous évoquent la sensation d’étouffement, de mal-être, d’amoindrissement du sentiment de l’existence qui les torturait moralement et physiquement dans le contexte matérialiste et rationaliste de leur époque.


  Les questions d’ordre spirituel que Claudel aborde peuvent-elles entrer en résonance avec notre époque et justifier le fait de monter aujourd’hui Partage de Midi ou Le Soulier ?
Notre époque matérialiste, en ignorant la soif - soif de connaître, soif d’aimer et d’être aimé, soif d’absolu, soif de vérité - peut conduire à une insatisfaction profonde et torturante de l’individu dont les désirs ne peuvent se limiter aux biens matériels.

« Fendre la muraille du cœur humain »

 
Claudel n’est pas devenu prêtre, et il a vécu après sa conversion une expérience qui fut pour lui plus violente encore : celle d’être aimé, et d’aimer charnellement une femme pourtant interdite, puisque mariée.
La conversion n’avait pas fait de Claudel un homme aimant : il était resté misanthrope, dur, égoïste. Lorsqu’il cherche à donner du sens à cet amour impossible et à la douleur qui l’accompagne, Claudel comprend l’amour humain comme seul remède possible à la dureté de cœur et à l’égoïsme fondamental de l’homme.


« Dieu hait par-dessus tout l’orgueil, l’avarice, la préférence de soi-même, la complaisance à soi-même, l’attachement à soi-même. Lui qui n’est qu’amour, générosité, don pur, grâce gratuite. Dans l’Évangile, il y a une classe d’hommes qui excite particulièrement son horreur, ce ne sont pas les pécheurs, ce sont les Justes. Cette espèce d’hommes qui vivent dans une attention continuelle à soi-même. Les Pharisiens. [...]
Mesa, le héros de Partage, est lui aussi un pharisien sous sa forme la plus mesquine, « un bourgeois », un « sacré petit bourgeois », comme le lui dira cruellement Ysé. Un avare, un égoïste, un sucré, un rétréci, un dur, un confit, uniquement préoccupé de lui-même, parfaitement insoucieux
et incurieux du prochain. L’aventure du chemin de Damas qui s’est renouvelée bizarrement à son profit ne l’a pas essentiellement transformé. Elle a simplement accentué en lui le sentiment de la différence et de la supériorité [...].
Pour arracher l’homme à lui-même, jusqu’aux racines, pour lui donner le goût de l’autre, cet avare, ce dur, cet égoïste, pour lui faire préférer monstrueusement cet Autre à lui-même, jusqu’à la perdition du corps et de l’âme, il n’y a qu’un instrument approprié : la femme. Il y a ce cric3. »

La femme surgit dans sa vie pour venir perturber son petit confort étroit et lui apprendre le besoin de l’autre, l’insupportable et délicieux besoin de l’autre. Elle déclenche la soif de l’autre : Mesa ne pourra plus jamais se suffire à lui-même. C’est en cela que la femme a toujours pour Claudel un rôle spirituel :
« Et à mon avis, dans toute figure de femme il y a ça. Il y a Anima. Il y a la Grâce, tout ce qui est un élément qui échappe au raisonnement, qui est
imprévu, qui est la fantaisie si vous voulez, qui peut aussi bien avoir un sens mauvais qu’un bon sens. Cette femme qui est la Grâce peut devenir
aussi la femme qui est la perdition, mais elle ne perd pas pour ça le même caractère de l’une et la contrepartie de l’autre4. »