Proposition de Basile pour la première partie:
L’acte II du Tartuffe est peut-être celui de Dorine. C’est une partie de la pièce qui est rajoutée par Molière après la première version de 1664 (5 ans avant la version définitive). L’ajout de cet acte est l’union précédemment approuvée par Orgon de Marianne et Valère. Et la rupture de ce serment sera la cause principale défendue par Dorine dans la pièce, elle semble à la fois attachée à la parole tenue et à sa jeune maîtresse à qui ce nouveau mariage est imposé. Sur quatre scènes dans l’acte, Dorine apparaît dans les trois dernières, seule Marianne y est plus présente qu’elle, mais moins bavarde. Le premier acte est avant tout un acte d’exposition, on y est éclairés sur la nature de la famille des personnages et de l’emprise que Tartuffe a pris dans ce foyer. Dans la scène 5 du premier acte par exemple, son beau-frère Cléante tente de rappeler à Orgon son engagement auprès de Valère, qui sera le point central de l’acte II : « […] Vous savez que Valère/Pour être votre gendre a parole de vous ? ». En dépit de ce rappel, Orgon fuit la conversation et dans la première scène de l’acte II, il annonce à Marianne qu’il souhaite la faire épouser Tartuffe. Dans la scène suivante il découvre que Dorine écoutait la discussion, cachée, alors même qu’il s’était assuré que personne ne pouvait les entendre. Elle rappelle que Orgon n’a aucun argument pour défendre ce mariage, que Tartuffe est un homme d’église, déplaisant pour sa fille, désargenté et qu’il l’avait promise à Valère. Orgon fait la sourde oreille et, comme à plusieurs reprises dans la pièce, clôt la discussion en quittant les lieux sans avoir entendu raison. Dans la troisième scène Dorine s’applique à réconforter Marianne dans son désespoir. Dans la quatrième scène, Valère apparaît après avoir appris la nouvelle du futur mariage de Marianne et Tartuffe, assez en colère car on lui a repris ce qu’on lui avait promis. Marianne étant désespérée et perdue, Valère surpris et contrarié, la discussion est pleine de mécompréhension et tourne au vinaigre. La réplique pivot de la dispute est sûrement la réponse de Marianne « Je ne sais. » à la question de Valère « Et quel est le dessein où votre âme s’arrête/Madame ? » alors que Valère attendait que sa fiancée lui reconfirme son envie de l’épouser malgré la situation. La tâche de Dorine dans cette scène est de réconcilier les amants.
La mise en scène de Stéphane Braunschweig du Tartuffe en 2008 prends le parti d’une interprétation très moderne du texte, tant dans les costumes et la scénographie que dans le traitement du texte que font les acteurs. Leur diction n’accentue pas particulièrement les vers et les rimes sont jouées comme si elles étaient le parler de tous les jours.
Dans l’extrait de la scène étudiée, on observe d’abord Dorine qui rassure Marianne tant qu’elle le peut. Ensuite lorsque la dispute entre les deux amants s’envenime, elle se retire un peu tout en restant visible du public, en se plaçant dans l’embrasure de la porte au lointain côté jardin. Lorsque l’extrait étudié se finit, elle y est encore. Dans cette première partie de scène, le choix du traitement du personnage de Dorine en fait une figure quasi-maternelle pour Marianne. Bien que dans le reste de la pièce, la voix, la présence et la carrure d’ Annie Mercier soient mises à profit pour en faire un personnage haut en couleurs, impertinent et très critique des non-sens de ses maîtres, elle ne joue dans ce passage que la tendresse et l’observation inquiète. En effet vis à vis de Marianne, elle se montre d’abord très réconfortante, d’un point de vue psychologique et dramaturgique, on peut souligner que Orgon est veuf et que Dorine n’est pas que servante mais bien suivante de Marianne, ce sont deux raisons pour lui donner un rôle privilégié vis à vis de la jeune femme, comme une sorte de mère de substitution. Le premier geste qu’on la voit faire est très significatif, elle embrasse le front de la jeune fille en lui tenant la tête à deux main, c’est un acte tendre et protecteur et on comprend qu’elle ne souhaite que le bien de Marianne, surtout si on double cette vision des paroles qui promettent une solution aux problèmes de l’amoureuse trahie par son père : « […] Ne vous tourmentez point/On peut adroitement empêcher […] ». L’attitude plus passive et bienveillante de Dorine par rapport au reste de la pièce s’observe aussi dans sa posture pendant la dispute des amants : si elle n’était que la servante insolente qu’elle semble être la plupart du temps, elle aurait sûrement laissé les jeunes à leurs problèmes sans se fatiguer à entendre leurs provocations. Mais pourtant elle reste au lointain, changeant souvent de positions et d’appuis, comme si elle était gênée ou concernée. Elle est très réactive et expressive du visage face aux piques de Valère et Marianne, la captation permet, par des gros plans, aux spectateurs d’observer des micro-expressions sûrement indétectables depuis la salle qui montrent bien le dépit et l’embêtement que Dorine a de voir ses protégés en désaccord. On a donc une Dorine qui met de côté son caractère bien trempé un temps pour compatir aux malheurs de sa jeune maîtresse et de son fiancé.
Le fiancé en question est très remonté, dès son arrivée, il est très ironique puisqu’il a amené du champagne et 3 coupes, comme pour trinquer au mariage de Marianne et Tartuffe, ces objets, en plus d’un certain gag visuel, accentuent l’amertume cachée dans l’ironie de la réplique : « On vient de débiter, Madame, une nouvelle/Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle. ». Il est évident que le fiancé ne trouve pas que c’est une belle nouvelle que cette union. Dans la même lignée que cette froide ironie, il adresse la plupart de ses répliques de manière très frontale à Marianne, avec un débit assez élevé. Au-delà de ne jouer que la colère, Thomas Condemine est entièrement tendu vers Julie Lesgages : il ne la quitte que très peu des yeux, même sans être très proche, on sent et remarque l’attention qu’il lui porte. La bascule de l’ironie cinglante au vrai énervement s’opère à la réplique de Marianne : « Je ne sais » comme vu plus haut. Il y a une rupture qui se marque d’abord par le temps de réaction de Valère, puis des répliques formant une gradation de la froideur jusqu’au cri. Les répliques sont très accentuées lorsqu’elles sont ironiques et très rapides et sèches lorsqu’elles ne le sont pas. Le premier départ de Valère est très clairement sur le ton de la colère, mais lorsqu’il revient, on sent une légère variation dans le ton, notamment grâce au temps d’hésitation avant « Ne m’appelez vous pas ? ». Le changement de ton doublé de la réplique interrogative montre un Valère avant tout très inquiet, dont la colère l’a submergé. Même si la colère est très importante, elle reste avant tout fondée sur la peur de perdre Agnès ( Mariane ( lapsus intéressant.), car comme nous le montrerait la fin de la scène si nous avions à l’étudier, les jeunes gens sont avant tout éperdument amoureux.
Marianne quant à elle, est dans ce passage tout à son désespoir, après les baisers de Dorine qui se veulent réconfortants, elle reste dans une forme de léthargie en accueillant Valère, par un jeu volontairement peu expressif, Julie Lesgages donne à voir une Marianne abattue qui ne sait même plus répondre à son amant qu’elle l’aime, alors même que c’est le cas puisque son mariage avec Tartuffe la frustre en partie puisqu’il contredit celui avec Valère. Elle se prend de plein fouet l’ironie et la sécheresse de Valère, déçu, et on observe à plusieurs moments un mouvement de recul qui témoigne de la violence des paroles reçues et de leur effet dévastateur sur Marianne. La conséquence de cette violence est d’accentuer la confusion de la jeune femme, ce qui aura pour effet le fameux « je ne sais » qui ne fera qu’envenimer la situation. Elle a plusieurs regards publics (qui peuvent être simplement interprétés comme de regards dans le vague puisqu’il n’y a pas d’adresse au dit public) dans lesquels on peut observer une forme de béatitude ( Le mot n’est pas très bien choisi car il connote un état de bonheur, ne voulais-tu pas dire hébétude ?)), avec un corps et un visage proches de l’immobilité, le tout souligné par les gros plans de la captation qui s’enchaînent avec des plans larges qui nous laissent voir au mieux la disposition des acteurs dans l’espace : tantôt ramassés dans le coin lointain-jardin autour de Dorine dans un noyau de tension, tantôt éclatés dans l’espace après le recul d’Agnès( Mariane) meurtrie. Elle aussi témoigne de son amour au milieu de cette querelle puisqu’après le premier départ de Valère, bien qu’elle ne le rappelle pas comme il l’aurait souhaité, elle le laisse aller à son désespoir et colle sa tête au mur, entre ses bras qui sont vers le haut, comme pour pleurer ou se cogner la tête de frustration de ne pas pouvoir mieux communiquer.
Dans l’ensemble, cette mise en scène montre un passage de grande tension, appuyé tant dans la direction vocale des acteurs que dans le déplacement, avec une discussion bipolarisée entre Valère et Marianne qui laisse à Dorine le rôle du témoin exaspéré au pire de l’nage ( Orage ?), gardien au mieux (puisqu’elle proposera par la suite un plan pour ramener les fiancés à leur mariage en débit des lubies du père Orgon).
Bien que le dispositif soit complexe, cette scène mise sur la simplicité, une seule porte est utilisée et le fauteuil est le seul meuble touché. La justesse et l’intérêt viennent de la maîtrise des acteurs qui savent nuancer suffisamment leur jeu pour savoir se disputer et jouer la colère sans pour autant s’enfermer dans un ton, peuvent marquer des temps de pause et des ruptures qui témoignent de la richesse de la scène et des pensées et angoisses qui les traversent quant à l’avenir de leur couple.
Tout cela est fort intéressant. 7 /8