samedi 5 mars 2022

Terminales: la notion d'emplois au théâtre

 

La difficulté méthodologique à laquelle on se heurte d’emblée est le flou qui entoure la notion d’emploi. Georges Goubert en donne la définition suivante, dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin :

 

EMPLOI : « Ensemble des rôles d’une même catégorie requérant, du point de vue de l’apparence physique, de la voix, du tempérament, de la sensibilité, des caractéristiques analogues et donc susceptibles d’être joués par un même acteur ». Ex : « tenir l’emploi des valets ».

 

La définition pointe vers des caractéristiques physiques et caractérologiques, tandis que l’exemple désigne une fonction sociale. Une certaine tradition de jeu classique a en effet tendance à faire se superposer les caractéristiques physiques et sociales : la servante est nécessairement accorte, le roi d’imposante stature. Ces superpositions ne figurent certes pas dans des « poétiques », elles sont le fruit d’une sédimentation due à l’usage. Jacques Schérer rappelle en effet dans La Dramaturgie classique en France que le système des emplois n’est pas encore véritablement fixé au XVIIe siècle. Il se fixe au cours du XVIIIe siècle, avant tout pour une raison institutionnelle et économique : la composition des troupes.

Autre classification, plus subtile, celle de Patrice Pavis, qui distingue trois catégories principales:

·        selon le rang social : rois, valets, servantes

·        selon le costume : rôles à manteau (premiers rôles et pères de comédie), rôle à corset (villageoises de l’opéra-comique jouant en corset et jupon)…

·        selon le caractère : le beau ténébreux, le traître, auquel on peut ajouter pour le théâtre classique l’ingénue, la prude, la coquette, le raisonneur…

Notons que dans ce dernier cas, le « caractère » n’est pas seulement une entité psychologique, mais un « rôle » ayant une fonction dramatique dans l’intrigue, et dont le discours a avant tout une fonction pragmatique : le traître trahit, le raisonneur raisonne, la coquette séduit, l’ingénue désarme, etc… Il entre donc en réseau avec les autres rôles.

A ces catégories s’ajoute une autre distinction, radicale et qui jouait jusqu’au XIXe siècle un rôle essentiel dans les distributions : la distinction des emplois tragiques et des emplois comiques, séparation importante jusque sur le plan économique, puisqu’à la hiérarchie littéraire des genres correspondait une hiérarchie économique des rôles : l’emploi tragique était davantage rétribué que l’emploi comique.

Le critère de l’âge intervient aussi, jusque dans la désignation même des emplois, qui oppose le jeune premier, la jeune première, au barbon ou à la duègne. Dans le théâtre classique, le héros est nécessairement jeune. Mais précisément, les grands comédiens et les grandes comédiennes pouvaient échapper parfois à la dure loi des ans et de leur irréparable outrage. La raison n’en était pas seulement la faiblesse indulgente de l’éclairage scénique ; les habitudes de réception des spectateurs y étaient pour beaucoup : on n’aurait pas vu Mlle Mars jouer autre chose qu’une jeune première, emploi dont elle a, d’ailleurs, la prérogative par contrat. aussi Hugo lui confie-t-il tout naturellement le rôle de Doña Sol malgré ses 50 ans.

 

L’emploi est donc, (pour citer Patrice Pavis,) « une synthèse de traits physiques, moraux, intellectuels et sociaux ». A lui seul, il ne saurait signifier rien.  « Notion intermédiaire et bâtarde entre le personnage et le comédien qui l’incarne » (Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre), il prend son sens dans la projection homothétique d’un réseau dans un autre : du système des personnages de la pièce sur la composition de la troupe. Les auteurs écrivant pour être joués, et les comédiens disposant naturellement d’une marge de manœuvre qui leur permet malgré tout de s’adapter à d’autres rôles que leur emploi habituel (surtout dans les troupes de province, moins nombreuses et donc forcément polyvalentes), la question de savoir ce qui est antérieur est vaine : les dramaturges écrivent-ils en fonction du système des emplois en vigueur dans les troupes, ou sont-ce les comédiens qui s’adaptent ? Les deux, évidemment, et le système n’est pas absolument rigide. ( après Florence Naugrette)