L’espace choisi par Thomas Ostermeier et son scénographe de longue date, Jan Pappelbaum, architecte de formation, puise directement son inspiration dans le théâtre élisabéthain : une scène circulaire ; une communication directe avec le public par l’avancée de l’apron stage au milieu des spectateurs, renforcée par une passerelle à la Schaubühne et une volée d’escaliers à l’Opéra Grand Avignon ; l’utilisation de la verticalité par un balcon, équivalent de l’upper stage, matérialisé ici par une passerelle métallique de type industriel, quadrillant un gigantesque mur en pisé (technique de construction mêlant terre, paille et cailloux) ; et, enfin, le célèbre inner stage, lieu de tous les crimes dans les drames élisabéthains, ici mystérieusement dissimulé par un lourd et magnifique tapis oriental servant de rideau.
N’oublions pas les gradins, circulaires eux aussi, enfermant l’espace de jeu, bien plus à la Schaubühne qu’à Avignon (où est filmée notre captation). La salle aménagée par Jan Pappelbaum dans le célèbre théâtre berlinois s’appelle d’ailleurs le « Globe », en référence au théâtre de Shakespeare, et a longtemps constitué un rêve de théâtre pour Thomas Ostermeier.
La première chose qui doit sauter aux yeux est la communication permanente entre les acteurs (et surtout Richard) et le public. Ceci est facilité par la passerelle arrivant au milieu des spectateurs à la Schaubühne et l’escalier côté jardin de notre captation à Avignon. Cet espace, conçu par Jan Pappelbaum, a une signification forte : les spectateurs et les acteurs sont pris dans le même niveau de réalité, à la fois fiction et action réelle. Ce qui est visé est l’immédiateté et l’impression que « chaque représentation pourrait finir différemment ». De surcroît, beaucoup plus à Berlin qu’à Avignon, le public est disposé très près de la scène, de façon si enserrée voire écrasée par la haute dimension du mur de « skènè » qu’il est obligé de participer. L’impression d’enfermement, des acteurs comme du public, produit une atmosphère claustrophobe dont personne ne semble pouvoir s’échapper : il n’y a pas d’issue. Le wooden O shakespearien fonctionne à plein. Thomas Ostermeier vise, mise en scène après mise en scène, une participation active du public à sa pièce : par le rire, les larmes, l’effroi, la compréhension des enjeux, l’observation des comportements humains… Ainsi, Lars Eidinger passe son temps à regarder le public auprès duquel il se confesse grâce à son micro-caméra, lui sourit, le prend dans ses bras au moment de la scène de réconciliation, etc.
La construction de la verticalité, à travers la passerelle métallique
industrielle, entre au service des rapports de force à l’œuvre dans la pièce.
Elle est un relais moderne de l’upper stage et permet de suggérer des
hiérarchies : Richard s’y tient souvent, comme dans la scène de
l’investiture (acte III, scène 7) ; Margaret, jouée par Robert
Beyer, y prononce sa malédiction, etc. Mais Hastings s’y trouve aussi,
« montant » à l’échafaud d’où il contemple Richard qui s’empiffre en
contrebas, comme si tout n’était, de façon très baroque, qu’une roue de la
fortune, faisant tomber ou monter ceux qui précédemment se tenaient en haut ou
en bas de la hiérarchie sociale. cf aussi le Grand mécanisme de jan Kott
La passerelle de fer et cet apron stage, couvert d’un mélange de sable et d’argile, s’avèrent un véritable terrain de jeu pour les comédiens. En effet, le mélange poussiéreux amortit leur chute, tout en leur offrant une contrainte physique, car il y est plus difficile de s’y mouvoir que sur un plancher. Tout est pensé en fonction du jeu offert aux acteurs, qui escaladent la rampe de pompiers, en redescendent, se jettent par terre, se jettent de la poussière au visage, conservent sur leur vêtement des traces de cette terre, comme si l’espace lui-même s’imprimait sur les corps. De façon très acérée, l’espace garde les traces des scènes passées, puisque les cotillons dorés et le sang de Clarence ornent le sol jusqu’à la fin de la pièce, permettant à Lars Eidinger de se maculer de sang lors de la scène finale de bataille. L’espace traduit ainsi une archéologie et une mémoire de la prise de pouvoir.
Enfin, cet espace peut apparaître comme mystérieux, et Jan Pappelbaum, même s’il n’a pas eu cet objectif, ne renie pas cette impression. Cette scénographie produit en effet une impression de mystère, car le lieu s’avère non assimilable à un espace prédéfini connu. Au contraire, il cherche à être le plus intemporel possible, grâce à des matériaux bruts dits universels (terre, bois, métal, tissage du rideau de l’inner stage et terre sableuse de l’apron stage), afin d’affirmer la force du non-décoratif. Pour le scénographe, cette intemporalité offre aux spectateurs un regard contemporain sur la pièce et leur permet de se focaliser sur la puissance mythique du jeu et des personnages.
La scène ne déborde pas d’accessoires, loin s’en faut. Le parti pris de la mise en scène n’étant pas le naturalisme ni le réalisme (ce dernier se loge davantage dans le jeu des acteurs), les accessoires utilisés répondent à une impérieuse nécessité dramaturgique, scénique ou logique.
On peut facilement observer que les accessoires sont principalement utilisés par Richard, mais comment en serait-il autrement, lui qui occupe la scène presque tout le temps ? Il utilise ainsi le micro, déplace lui-même le cercueil se trouvant sur le praticable, utilise la table et la chaise en guise de modeste trône, mange à plusieurs reprises donc utilise une assiette (devenant miroir) ornée de crème et de pommes de terre, des couverts, menace Buckingham d’un petit pistolet digne d’un magasin de farces et attrapes puisqu’il crache en réalité des confettis, manie le fleuret (scène finale) et l’épée (scène avec Lady Anne), la table se transforme en lit par le truchement d’un oreiller, d’un drap blanc et d’une pelisse (cette dernière faisant fortement penser à un vêtement de la Renaissance comme ceux dont sont affublés les ambassadeurs dans le tableau du même nom d’Holbein, ou encore aux couvertures en usage dans la famille Stark de Game of Thrones).
Le reste des accessoires entre au service de la fête : cotillons dorés, flûte à champagne, plat luisant, verre à cocktail, cigares, porte-cigarettes. Les couteaux apparaissent dans les mains des bourreaux, tandis que bible et chapelet permettent aux faux moines de jouer leur rôle de circonstance.
Il y a donc une véritable économie des accessoires, qui se transforment : la chaise devient un trône, le manteau en fourrure porté par Rivers (Laurenz Laufenberg) dans la scène d’ouverture deviendra la couverture de Richard ; le plat à flan tenu par le roi Édouard IV au moment de cette même fête se métamorphose en repas pour Richard, peu après son accession au pouvoir, mais il finira par l’écraser sur le costume de Buckingham (Moritz Gottwald) en signe de refus et d’humiliation.
Tous ces accessoires appartiennent majoritairement au XXe siècle, ou bien s’apparentent à une forme d’universalité (le cercueil, les tables, les chaises, les couteaux…). Dans quelques rares exceptions, nous percevons une trace du passé : l’épée, le fleuret, la couronne, tandis que la pelisse est aussi bien un signe extérieur de richesse actuel qu’un objet renvoyant à la Renaissance. Les accessoires sont autant de signes qui apparaissent alors comme polysémiques, pouvant aussi bien nous ramener discrètement du côté de Shakespeare que nous renvoyer à notre quotidien actuel, permettant de classer socialement les personnages en face de nous.