La scène de la bataille
À la fin de cette scène, Lars Eidinger est seul en scène et combat des ennemis fantômes – réellement absents cette fois – comme s’il se combattait lui-même. L’image finale est celle d’un dénuement pathétique.
Thomas Jolly fait exister la bataille entre Richmond et Richard avec des effets assez similaires à ceux de la scène des spectres (obscurité, rapidité, montage accéléré). Son Richard meurt égorgé par Richmond, ce qui provoque un soulagement général.
L’image finale : un tableau ?
Rembrandt dans Le Bœuf
écorché (1655) et le Boeuf écorché de Soutine. Le thème de la nature morte et encore plus celui de la vanité.
On peut penser aussi aux tableaux Torture de Velickovic: Article
L’image finale du spectacle se révèle tout à fait saisissante et pathétique. Richard, après avoir combattu des ombres – donc lui-même – se retrouve pendu par son pied valide… à son micro-caméra, à savoir son arme absolue, sa puissance personnelle, là où son langage et ses confidences séduisaient tour à tour les personnages qui l’entouraient et le public.
Image saisissante d’une humanité réduite à un corps disloqué, côtes cisaillant le buste, lumière blanche et crue dans un silence absolu, la batterie muette tandis que le corps quasi nu du roi Richard tournoie lentement sur lui-même, son pied malade pendant dans le vide, écartant ses jambes tel… ce Bœuf écorché de Rembrandt (1655). En effet, on assiste dans les deux cas à la défaite d’une forme de puissance – le bœuf étant un animal massif et musculeux, peu aisé à soumettre ; Richard s’étant toujours battu avec sa puissante rhétorique fielleuse. La même teinte sombre, le même silence, le même écartèlement du corps, la même âpreté sanglante entourent les deux images.
À ne s’y pas tromper, il s’agit à chaque fois d’une vanité, cette image de la précarité de l’existence, dont l’on rencontre beaucoup d’exemples au cours des XVIe et XVIIe siècles. Ostermeier semble réanimer ce thème pictural fort répandu et mélancolique, d’autant qu’une autre scène prépare celle de la pendaison finale : celle où Lars Eidinger se construit un masque de crème. Cette scène initiale fonctionne déjà comme une vanité : Richard, devenant de plus en plus sanguinaire, se couvre le visage de la crème fraîche qui se trouvait dans son assiette jusqu’à disparaître complètement. Il semble ne plus pouvoir se regarder sans la médiation du masque, il fuit son propre visage, sa propre identité et se transforme alors en monstre. En effet, la crème ne cessera de sécher, de former des abcès ou des verrues, de se répandre (Richard en laisse des traces sur Élisabeth après l’avoir embrassée : elle porte symboliquement la marque du traître) ou bien de se fragmenter et de tomber, morceau par morceau. La caméra permettant de faire des gros plans, le public de la captation assiste à la métamorphose de ce visage devenu monstrueux et repoussant, qui palpite sous les tressautements des lèvres de Richard, comme si ce visage devenu organique se mouvait de façon autonome. La nourriture sert toujours à représenter la vanité et le temps qui passe : ici la crème et le recours à l’assiette, métamorphosée en miroir, accentuent la mise en scène de ce qui est peut-être la vraie et terrible identité de Richard, un visage figé (déjà le masque de la mort ?) puis en décomposition, véritable memento mori théâtral et moderne.
Rappelons que l’univers scénique de cette mise en scène, nimbé de noir et blanc, mystérieux et insituable, porte l’influence du photographe américain, Joel-Peter Witkin, qui signe une magnifique et terrible nature morte, constituée d’une tête humaine comme décapitée, entourée de fleurs, de légumes et de fruits, qui n’est pas sans rappeler la putrescible crème ornant uniquement la tête de Richard, devant son plat de pommes de terre : vanité théâtrale répondant en écho à la vanité photographique de 1992.