La direction d’acteurs de Thomas Ostermeier se nourrit des différents courants qui ont sillonné le théâtre depuis le début du XXe siècle. Nous examinerons la trace des influences les plus marquantes, celles de la vision de l’acteur chez Stanislavski, chez Meyerhold et chez Brecht puis tenterons d’analyser la manière dont elles se conjuguent dans sa direction d’acteurs, pour donner naissance à ce qu’Ostermeier appelle « l’interprète du réalisme nouveau »
Commençons par relever ces trois influences majeures dans
ses mises en scène des pièces de William Shakespeare. Les comédiens y adoptent
régulièrement un jeu réaliste, voire psychologique, un jeu d’incarnation qui vise à
donner aux spectateurs « la vision intérieure » d’un personnage et à
leur faire « partager [son] univers » (Stanislavski)
C’est ainsi que dans Hamlet, le combat d’escrime final est étonnamment réaliste : Lars Eidinger (Hamlet) et Stefan Stern (Laërte) se battent de façon naturaliste, comme dans une reconstitution historique (malgré quelques interludes ludiques, comme lorsque, au début, Hamlet feint de se battre avec une cuiller en plastique, après s’être assuré que toutes les rapières sont de longueur égale ; ou lorsque, entre deux assauts, il demande « new balls ! » et mime un service de tennis avec son épée pour raquette. principe de distanciation plutôt brechtien)
Dans un autre registre, proche de celui de Meyerhold, les comédiens endossent fréquemment un jeu très physique, corporel, voire acrobatique, et sont dans un rapport très étroit avec l’espace de la scène, et les uns avec les autres réciproquement
Dans Hamlet, à part le rideau de chaînes métalliques auquel les comédiens s’accrochent et se balancent, et la grande table sur laquelle ils montent parfois, c’est notamment la terre qui recouvre le sol de l’aire de jeu principale qui les incite à un jeu physique : ils peuvent se permettre toutes sortes de chutes, se rouler dedans ou s’y ensevelir réciproquement, s’en maculer le corps et la figure ou glisser dessus lorsqu’elle se transforme en boue.
Toutefois, le jeu physique des acteurs n’est pas exclusivement lié au dispositif scénique. Ainsi, Eidinger se sert-il d’un jeu corporel pour traduire la (prétendue ?) folie de son Hamlet : aux moments où celle-ci se manifeste, son corps tout entier est en proie, comme malgré lui, à des spasmes violents et des gestes obscènes , des tics, etc.
Le jeu physique d’Eidinger est également conditionné par un costume rembourré autour du torse, qui détermine fortement les mouvements de l’acteur, ses déplacements et sa manière d’évoluer sur scène, sans parler de l’image de balourd, de lourdaud, qu’il donne au personnage : ainsi, lorsque ce gros Hamlet se met à courir, il ne peut plus s’arrêter, comme si sa masse, une fois mise en mouvement, ne parvenait plus à s’immobiliser.
Quant à l’empreinte d’un jeu brechtien, distancié, conscient et dirigé vers le public, elle passe notamment par trois procédés.
-Le premier tient au fait que dans ces représentations, certains acteurs, hormis les protagonistes, jouent plusieurs rôles Ainsi n’y a-t-il pas d’identification entre l’acteur et son rôle, d’autant plus que les changements de personnage se font à vue, à l’aide d’un élément de costume et d’un accessoire.
-Le second est l’affirmation du caractère théâtral et fictionnel du spectacle en train de se faire : Eidinger demande à la régie qu’on allume les lumières dans la salle au moment où son Hamlet explique aux comédiens les réactions d’un public de théâtre, ou que l’on coupe la musique avant le combat d’escrime, ou encore que les autres acteurs quittent le plateau avant son monologue. Le troisième est l’adresse directe au public par exemple lorsque Lars Eidinger, Hamlet jouant un DJ, demande à la salle de répondre à son « yeah »,
-Les acteurs d’Ostermeier intègrent fréquemment à leur jeu le gestus brechtien, cette « expression par les gestes et les jeux de physionomie des rapports sociaux existant entre les hommes d’une époque déterminée » . Exemple: On peut citer pour exemple la mise en scène de Woyzeck où le protagoniste (Bruno Cathomas) s’évanouit brusquement dès que le Docteur (Kay Bartholomäus Schulze) touche son poignet pour lui prendre le pouls. Cette scène se reproduit à plusieurs reprises dans le spectacle et l’on insiste même sur son caractère signifiant, lorsque le Docteur invite d’autres personnages, tel le Capitaine (Felix Römer), à en faire l’expérience : l’évanouissement de Woyzeck devient le symptôme de sa position sociale, à la merci de ses supérieurs.
Exercice: à la place des exemples pris dans Hamlet et Woyzeck, trouvez des exemples dans Richard III
Le théâtre "réaliste" d'Ostermier ne témoigne pas cependant d’un recul vers une esthétique passée, dépassée, vers un théâtre bourgeois intergénérationnel, mais au contraire d’une affirmation des principes, des éléments et caractéristiques de l’art et de l’esthétique générale du metteur en scène, qu’il a su incorporer ou injecter dans ces mises en scène.
Ainsi retrouve-t-on de nouveau dans sa direction d’acteurs des aspects caractéristiques d’un jeu stanislavskien, reposant sur la méthode de « l’intuition et du sentiment , sur l’identification et l’effacement de l’acteur derrière le personnage, sur le réalisme psychologique et l’illusion théâtrale, qui visent à produire un effet d’authenticité, entre autres par l’utilisation fonctionnelle des accessoires, qui deviennent alors nécessaires au jeu.
l’influence de Meyerhold n’est pas moins manifeste, et on peut la déceler à plusieurs niveaux. À commencer par celui du jeu physique et corporel, parfois même acrobatique, des acteurs : « l’art de l’acteur est fondé sur l’organisation de son matériau, et l’acteur doit savoir utiliser correctement les moyens expressifs de son corps »
L’influence du théâtre meyerholdien est d’autant plus forte qu’elle se manifeste aussi à un autre niveau, celui de la musique, laquelle est ici essentielle pour le jeu des comédiens : à plusieurs reprises, elle se fait l’expression du ressenti des personnages.
« Le réalisme sur scène ne doit pas rester captif de l’illusionnisme du jeu naturalistico-psychologique des acteurs derrière le quatrième mur » , dit Ostermeier en décrivant un aspect essentiel de son esthétique. En effet, les acteurs enchaînent souvent rapidement des situations dans lesquelles ils installent une certaine représentation réaliste, pour la casser aussitôt par d’autres procédés.
Ces procédés de distanciation – lecture des didascalies, changements de costume (donc, de personnage) à vue ou manipulation des éléments de décor par les comédiens –, n’empêchent toutefois pas l’interprétation réaliste et psychologique de certaines scènes. À d’autres moments, les acteurs endossent un jeu physique, voire chorégraphié, ou encore grotesque et maniéré. Polymorphe, donc, le jeu des comédiens est également polyvalent : ils sont sollicités en tant que techniciens (pour effectuer des changements ou des effets de scénographie), en tant que bruiteurs (pour créer l’environnement sonore de certaines scènes), ou encore en tant que figurants (pour participer à la peinture de certains lieux dramatiques.