Hymne à la création
Le monde – de Prague au Japon en passant par l’Espagne et l’Amérique –, les temps – celui des Conquistadors comme le monde contemporain de Claudel – et bien plus, la création tout entière est présente dans Le Soulier de satin.
Tel est le projet du dramaturge : composer une œuvre gigantesque,
monstrueuse – au sens étymologique du mot –, qui puisse tenir tous
les temps, tous les lieux, tous les êtres créés un jour par Dieu. La pièce se
veut « hymne de louange » à cette création que Claudel sait belle et
bonne, malgré tous les défauts et les horreurs que l’Homme y a semés par sa
liberté.
« C’est avec son œuvre tout entière que nous prierons Dieu ! rien de
ce qu’il a fait n’est vain, rien qui soit étranger à notre salut. C’est elle,
sans en oublier aucune part, que nous élèverons dans nos mains connaissantes et
humbles », pourrait dire Claudel avec le Vice-Roi (II, 5).
Projet fou qui explique la durée de la pièce, les intrigues secondaires, la
multitude de personnages, les allers et venues à travers le monde et le temps, Le
Soulier de satin est comme un miroir de la création présenté à Dieu en
action de grâce.
Ainsi, tout à sa place, puisque « Rien de ce qu’il a fait n’est
vain », et même ce qui va sembler le moins important, « un bout de
corde qui pend », ou le moins développé, un père jésuite accroché à une
croix, tient l’ensemble. « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le
plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est
ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle » (I, 1).
Oui, même l’erreur du régisseur ou de l’acteur a sa place dans cette
création : « S’ils se trompent, ça ne fait rien »
(didascalie initiale) et, bien plus, même le péché, même le péché sert. « Etiam
peccata » (même les péchés), inscrit Claudel en exergue de la pièce,
citant saint Augustin. Paradoxe quand il est question du salut !
Scandale même ! Comment comprendre ?
C’est pourtant la fine pointe de la pièce qui reprend l’enseignement du mystère
de Pâques : « Bienheureuse faute d’Adam qui nous a valu un tel
Rédempteur ! » Sans faute d’Adam au jardin d’Éden, nul besoin du
Christ incarné, puis mort par amour sur une croix. De même, sans désir effréné
de Prouhèze pour Rodrigue, rien à sacrifier pour grandir, nul Ciel ouvert pour
« les âmes captives ».
« Rien qui soit étranger à notre salut », dit le Vice-Roi, car c’est
bien de cela qu’il s’agit.
Personne ne gagne son salut seul. C’est l’humanité tout entière qui est mise en branle par le sacrifice d’une seule, depuis le personnage le plus humble et secondaire jusqu’à Rodrigue ou le roi d’Espagne. Dans ce mouvement perpétuel, tous les temps, tous les Hommes, tous leurs actes, bons et mauvais, trouvent un sens. Même le péché sert. Toute la création est là. La représentation de la pièce à Avignon l’illustre mieux qu’aucune autre.