“Raconter des histoires pour parler des conflits dans la société”
« Qu’est-ce donc qui en nous fornique, ment, vole et tue ? » Cette interrogation hante Thomas Ostermeier. L’artiste allemand, figure de proue du théâtre européen, l’a empruntée à Georg Büchner.( Woyzeck) Il porte ce bagage métaphysique sur la scène du monde, avec la conviction que le théâtre a encore les moyens d’aborder les questions existentielles, sociales et politiques.
Spectacles « sociologiques », liant les individus à un contexte. Ce faisant, il a consolidé sa conception d’un art « réaliste », qui réponde aux partisans de la déconstruction post-dramatique, à l’idée que nous n’aurions plus rien de consistant à dire du monde. Car le metteur en scène ne croit pas à la fin des grands récits. Au contraire, il se met en situation de raconter des histoires, dans les pas de Bertolt Brecht. Contre le relativisme contemporain, considérant qu’il y aurait autant de vérités que de spectateurs, il retrouve la possibilité d’une vérité objective.
Ostermeier explique également présenter des thèmes qui touchent chaque spectateur. Pour Richard III, par exemple, il s’agit de montrer un Richard que tout le monde envie : « Ce qui est intéressant, c’est que son excès immoral suscite notre propre envie, notre propre désir et la mise en scène devra ainsi provoquer les spectateurs au point qu’ils souhaitent, eux aussi, pouvoir être Richard le temps d’une journée, capable de transgresser toute barrière que la civilisation impose à notre comportement, et capable d’ignorer tout sentiment de honte ou d’embarras. »2
Malgré ses crimes horribles, Richard III est un personnage attachant, véritable figure du Vice propre au théâtre shakespearien, qui entre en scène pour la première fois au milieu des spectateurs. Il improvise avec eux pour leur révéler ce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, à savoir le désir de se libérer des conséquences de leurs choix. C’est ici que Lars Eidinger apparaît comme une des clefs de voûte du spectacle : « Je veux que le public me voie faire l’acteur (…) comme face à un enfant ou une bête sauvage, le public ne doit se sentir en sécurité sur son siège quand il vient nous voir ». Alternant les passages de la traduction allemande avec ceux de la langue de Shakespeare, Lars Eidinger, dans son costume blanc entouré de personnages en noir, devient palpable, provocant, comme s’il était à la recherche de son identité, tout comme Richard III. C’est dans cette identité vacillante qui l’amène au bord de la folie et de la solitude que se cache le seul aspect tragique de la pièce : pas de dilemme cornélien, ni de choix aux conséquences contraires et légitimes.
Mais l’interaction avec le public ne se limite pas aux images proposées sur scène. Le spectateur est interpellé et inclus dans la mise en scène. Dans Richard III, la quasi totalité des entrées se font non pas par la scène mais par le parterre. La salle, dès le début du spectacle, est intégrée dans l’espace de jeu. A plusieurs reprises les acteurs descendent de scène et continuent à jouer dans le public, que cela soit pour Hamlet ou Richard III. Il est évident que le dispositif scénique mis en place pour Richard III ne fait qu’accentuer ce rapport : le public est au niveau des acteurs, et cette proximité intensifie les différentes interactions. Eidinger porte également cette dimension interactive et participative. Plusieurs fois, il propose des improvisations qui interrompent le déroulement de la pièce et discute avec les spectateurs, leur pose des questions, leur fait des reproches. Ainsi, sur France Culture, il expliquait avoir interpellé une femme dans le public qui détournait les yeux devant sa nudité dans Richard III : « Je veux communiquer et on regarde toujours comment l’autre va réagir, et quand je perds l’autre, je suis perdu moi-même. J’étais nu sur scène, et elle a pris son programme et l’a mis devant elle. Alors je lui ai demandé pourquoi elle ne regardait pas et je me suis assis au premier rang pour la provoquer. »141. Plus tard dans l’interview, Eidinger évoque le double sens du verbe allemand « Unterhalten », qui caractérise sa relation avec les spectateurs : il s’agit pour lui à la fois de divertir et de communiquer. D’où son rapport très étroit tissé avec le public. L’interaction avec celui-ci passe ainsi par différents modes : les improvisations, les apostrophes du public, les réactions en direct à ce qui se passe dans la salle (scène et public). Eidinger n’hésite pas à réprimander son public lorsque un téléphone sonne par exemple. « Ce quatrième mur est un vaste mensonge. Moi j’essaye d’être sincère, je sais qu’il y a des personnes qui me regardent et en tant qu’acteur j’essaye toujours de montrer que je joue, que je ne suis pas Hamlet, que je ne suis pas Richard, je suis Lars Eidinger qui joue et pour moi c’est beaucoup plus sensuel. »142. C’est ce rapport à son rôle, ce recul entre acteur et personnage, qui permet à Eidinger de réagir à ce qui se passe dans le public. Ainsi, la communication ne se fait plus seulement dans un sens, des acteurs vers les spectateurs, mais dans les deux sens, le comportement du public influençant le déroulement de la pièce. Ce rapport au public passe aussi par des jeux intralinguistiques. Certaines répliques sont en anglais, comme une sorte de « teasing » des répliques les plus connues, dites en anglais puis en allemand ou l’inverse. Richard joue également le rôle d’un maître de cérémonie, invitant le public, en anglais ou en français, à applaudir. Ce passage dans d’autres langues que l’allemand permet un contact plus direct avec le spectateur, qui est pris à témoin et moqué. Il ne s’agit pas d’un rapport flatteur avec le public : celui-ci est au contraire scruté, interpellé, critiqué, remis en question. Cela ne se fait d’ailleurs pas sans violence. Dans la même interview, Eidinger évoque ainsi des moments d’improvisation qui se sont éternisés et enlisés, comme lors d’une performance à Londres où plusieurs membres du public se sont levés, sont partis ou lui ont crié de se taire, d’arrêter. Ainsi cette interaction avec le public, cette participation et communication à deux sens n’est pas sans prise de risque, mais c’est peut-être justement ce qui en fait la saveur et l’imprévisibilité
Le réalisme d'Ostermeir
Thomas Ostermeier revendique ce dernier haut et fort. Pour lui, il est un puissant moyen d’atteindre le public et il le définit ainsi : « Le réalisme n’est pas la simple représentation du monde tel qu’on le voit. C’est un regard sur le monde, une attitude qui appelle aux changements, née d’une douleur et d’une blessure, qui devient une impulsion pour écrire, et qui veut prendre sa vengeance sur la cécité et la stupidité du monde. (...) Cette attitude veut provoquer l’étonnement face au reconnaissable. Elle montre des processus, c’est-à-dire qu’une action a des suites, des conséquences. C’est l’implacabilité du monde, et quand cette implacabilité monte sur scène, le drame naît. (...) La vie ordinaire est implacable (...). Le noyau du réalisme est la tragédie de la vie ordinaire. » (Ostermeier, Le Théâtre et la peur, « Un réalisme engagé. Le théâtre à l’ère de son accélération », texte de 1999, Actes sud/Le temps du théâtre, 2016).
Partant de ce constat, ce qui est réaliste dans Richard III, c’est d’abord ce goût indéracinable chez Ostermeier pour le fait de raconter des histoires, ici une histoire plurielle. D’abord celle de la « résistible » prise du pouvoir par un tyran ; celle ensuite d’un langage qui manipule ; celle de rapports de pouvoir, de la psychopathologie à l’œuvre dans les sphères politiques ; et enfin celle d’une exclusion produisant ressentiment et vengeance. Autant de thèmes que nous semblons connaître, et qui pourtant, réactivés par le réalisme de la mise en scène, nous étonnent.
Son réalisme enfin va passer par un traitement des émotions et des corps qui nous paraissent en tout point contemporains et donc plus à même de nous émouvoir et de faciliter l’identification avec les personnages. Ostermeier affirme qu’il ne peut se « concentrer que sur des modes de réaction, des rituels affectifs d’aujourd’hui, (...) tout ce répertoire hautement différencié de gestes, d’émotions, de mimiques, de signes corporels qui caractérisent le comportement social moderne (...) dans le rendu des corps. C’est la seule chose qui m’intéresse et beaucoup de gens appellent cela du réalisme. » (Ostermeier et Jörder, Backstage, L’Arche, 2015, pages 118-119). Les personnages de son Richard III empruntent des codes vestimentaires et corporels que nous identifions et reconnaissons comme peu éloignés des nôtres : ils portent de beaux vêtements de soirée, s’amusent en buvant des cocktails, pleurent, crachent, s’embrassent, se menacent, se tancent, courent… et leurs actions ont des conséquences dans les scènes qui suivent. Ainsi Richard se désespère-t-il sur sa solitude et son manque d’amour juste après que deux des hommes de la Cour sont entrés sur scène, débraillés, entourés des deux comédiennes, comme s’ils venaient de faire l’amour dans l’inner stage. Ce moment théâtral a à voir avec le très contemporain « marché » de l’amour ou du sexe. « Tragédie de la vie ordinaire » et processus d’exclusion sautent ici aux yeux.