La portée politique
Que savez-vous des interactions entre le public et les comédiens, dits cabotins, à l’époque de Shakespeare ? En retrouvez-vous des traces dans cette mise en scène ?
À l’époque de Shakespeare, nous croyons savoir que le théâtre élisabéthain laissait une place aux acteurs pour s’adresser au public, mais également invectiver les puissants personnages politiques qui pouvaient assister à la pièce. C’est pourquoi Thomas Ostermeier laisse toujours Lars Eidinger improviser comme bon lui semble lors des représentations de Hamlet ou de Richard III. C’est ainsi qu’à Avignon, en 2015, Lars Eidinger a interpellé Manuel Valls, qui était alors le Premier ministre de François Hollande.
Qu’est-ce qui dans cette fable politique, dans cette mise en scène contemporaine, dans l’utilisation du langage vous fait penser à l’actualité politique ?
Thomas Ostermeier affirme qu’une des réussites de sa mise en scène serait de réussir à montrer la puissance du langage (Peter M. Boenisch The Theater of Thomas Ostermeier, p. 210). En effet, Richard ment en permanence à ses congénères et ce faisant parvient à les manipuler. Son arme est donc le langage, voire… la langue de bois. En ceci, Shakespeare entre fortement en écho avec l’époque actuelle et le recours des dirigeants aux fake news et autres manipulations à la Trump.
Il est intéressant de remettre en perspective cette question du langage avec l’aide de l’historien Patrick Boucheron : « les moments machiavéliens sont des moments de fatigue démocratique, où l’on ne défend plus ce que l’on devrait défendre. Mais moment aussi où il faut laisser tomber la langue de bois, revenir à la transparence des choses. Quand les mots ne renvoient plus aux choses, alors nous vivons un monde inquiétant. » (Écouter l’émission « Ping Pong », France Culture, 26 juin 2017)
Ainsi, Richard jurant sa bonne foi pour le « gang » d’Élisabeth, offrant amour et tendresse à Lady Anne, promettant des terres à Buckingham, sont autant de moments où le langage n’est plus transparent. Or ces scènes pourraient légitimement faire penser à des thématiques actuelles, comme la « théorie du ruissellement » de l’argent dans une société capitaliste, qui produit l’exact contraire, c’est-à-dire la rétention des richesses, ou encore le « grand débat » qui n’a eu de « débat » que le nom. Ainsi, la mise en scène de Ostermeier devient-elle une métaphore pour parler du monde actuel.
Le metteur en scène allemand pratiquant un théâtre de l’observation des contradictions sociales fait adhérer le public au personnage de Richard pour mieux pratiquer la pensée dialectique de type brechtien dont il est l’héritier. En effet, d’un côté Richard c’est nous-mêmes, et par le biais de la catharsis, il sert à porter nos ressentiments sur la scène.
Mais de l’autre côté, en étant en admiration devant Richard, en l’aimant, nous sommes comme ces hommes et ces femmes qui l’ont laissé prendre le pouvoir. La mise en scène d’Ostermeier joue ici avec une forme de cruauté (lui dont le premier projet de mise en scène tournait autour d’Antonin Artaud), qui est au service de la démonstration de la contradiction en nous. Nous pouvons être Richard, mais aussi celles et ceux qui laissent Richard accéder au pouvoir, par indifférence envers les exclus, ou par lâcheté envers ceux qui sont dangereux et exploitent les ressentiments, l’exclusion, etc.
Ostermeier croit en la vertu d’un « théâtre émancipateur explorant, à l’instar de l’examen de conscience chez les catholiques, nos propres dispositions à la corruption, au mensonge, à l’hypocrisie, et inversement nos qualités, un théâtre émancipateur de type microsociologique, qui dissèque ce qui se passe dans les relations familiales, les relations de couples, sans qu’on en soit forcément conscient – ce théâtre-là, je le trouve absolument nécessaire et sensé. » (Ostermeier et Gerhard Jörder, Backstage, p. 120). C’est pourquoi il se permet de demander ce que « Nous, les bourgeois intellectuels élitistes » (parmi lesquels Ostermeier se range volontiers) faisons contre l’exclusion sociale par le travail ou par l’école, nous qui « savons tout cela et ne faisons rien. » (Écouter l’émission « Ping Pong », France Culture, 26 juin 2017.) Cette mise en scène tend alors un miroir au public, classe bourgeoise européenne, pour lui demander de s’interroger sur lui-même. Thomas Ostermeier conjugue à nouveau ici grand plaisir esthétique et nécessité, pour le public, de pratiquer la lucidité, aussi bien individuelle que collective.
Sujet de réflexion
En quoi cette citation du dirigeant communiste italien, Antonio Gramsci, peut-elle s’appliquer à la mise en scène que vous avez vue : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres » ?