Une mise en scène proche du spectateur
Quels procédés (dans le déplacement des
personnages, dans le décor et dans la diction) permettent de créer une intimité
avec le spectateur ?
Loin de l’hiératisme figé de la tragédie antique et loin de la pompe solennelle
du XVIIe siècle, cette mise en scène s’attache à rendre les personnages très
proches du public. Différents procédés utilisés pourront être rapidement
observés car cette volonté de réduire la distance avec le spectateur se
manifeste dès la scène d’exposition.
Théramène et Hippolyte surgissent au milieu du public et éteignent les
conversations. Leur irruption dans un clair-obscur estompe encore davantage la
rupture entre le hors-scène et le spectacle. Hippolyte conte les exploits
glorieux de son père qui ont bercé son enfance, assis sur une des marches des
travées de la salle du théâtre. Le dispositif bifrontal crée une sorte de huis
clos oppressant qui permet à chacun de voir autant que d’entendre
l’affrontement des personnages prisonniers dans l’arène. Aussi, l’abandon du
quatrième mur invisible de la salle à l’italienne impose aux interprètes une
tout autre gestuelle: les corps se meuvent sans plus veiller à être face aux
spectateurs et offrent des points de vue multiples en parcourant de manière
horizontale différents espaces délimités par les éclairages.
Enfin, la scansion de l’alexandrin chère aux puristes est abandonnée au profit
d’une diction plus naturelle. Les hémistiches s’enchaînent sans césure et les
modalités exclamatives ou interrogatives retrouvent leur intonation spontanée.
Patrice Chéreau s’est d’ailleurs expliqué à plusieurs reprises sur ce sujet : «
Je suis archi contre le fait de faire entendre un arrêt à l’hémistiche, au bout
de la sixième syllabe. Et je suis archi contre un arrêt à chaque vers. Par
exemple, pour les fameux vers d’Oenone : "Vous le craignez. Osez l’accuser
la première/Du crime dont il vous veut charger aujourd’hui", on ne
comprend pas si on s’arrête à la rime. Mais si on ne s’arrête pas, j’entends le
projet monstrueux. » Il s’agit donc bien d’« entendre » des paroles
débarrassées de l’opacité rugueuse de la métrique. Ainsi, le morceau de
bravoure que constitue le récit de Théramène devient une intense déploration
qui bouleverse ses auditeurs.
On peut opposer cette volonté de créer une intimité avec le public à la célèbre
Phèdre de Vitez (1975) au théâtre d’Ivry. En effet, cette mise en scène
accusait au contraire la distance par le recours systématique à l’artifice, par
la restitution de l’univers du Grand Siècle dans le choix des costumes et du
décor. La comparaison des deux mises en scène peut amener les élèves à
réfléchir sur le sens de la catharsis et sur les conceptions de la fatalité que
ces choix des metteurs en scène infléchissent.
La répression du désir
Quel rôle joue le corps dans cette mise
en scène ? Analysez l’expression du désir en vous appuyant sur la gestuelle de
Phèdre dans les scènes I, 3 et II, 5. Puis montrez la contradiction du désir
dans la gestuelle d’Hippolyte, d’Aricie et de Thésée dans les scènes II, 3 et
5, et IV, 2.
Les personnages ne sont plus livrés aux dieux mais aux désirs amoureux qu’ils
répriment. La passion qui est présentée comme une lutte entre l’instinct et la
culpabilité émane donc du corps et se manifeste par le corps. Les hommes qui
ont le torse nu sous leur veste aiguisent le désir des femmes en montrant et
dissimulant leur corps à la fois. Phèdre quitte à regret son antre noire qui
renferme l’interdit et paraît ployée, prostrée, honteuse de venir à la lumière.
Toute son apparition en scène est marquée par la brûlure physique, la
culpabilité se manifeste par des réactions épidermiques quand elle ôte
fébrilement ses bracelets, artifices odieux d’une coquetterie jugée
condamnable. À plusieurs reprises, elle exprime son désir et le chasse en
portant sa main sur le cœur, signe de sensualité mais aussi de contrition. Elle
se cambre et ploie sans cesse en femme désolée mais l’attention est ainsi
portée sur le bassin comme si la malédiction de Vénus venait de ses entrailles.
En revanche, elle virevolte avec légèreté, s’élance librement quand elle
entrevoit un instant la possibilité d’assouvir sa passion en conquérant le cœur
d’Hippolyte.
Sa relation avec Oenone est physique autant qu’affective :
la peur à l’annonce du retour de Thésée s’exprime par un savant jeu de mains
entraînant et rejetant tour à tour la confidente dans une fuite impulsive. De
même, Oenone conjure sa maîtresse de ne pas mourir en enlaçant à genoux la
taille de Phèdre.
Mais c’est surtout lors de son aveu à Hippolyte que Phèdre, à la fois agitée et
languide, trahit toute la force du désir : elle respire l’odeur du jeune prince,
s’adosse à lui, caresse sa tête. Mais comme toujours, la passion s’accompagne
de signes du déni du désir : elle confesse son amour penchée, la tête baissée
et son corps ne s’offre qu’au glaive d’Hippolyte effrayé par l’aveu d’un désir
qui lui répugne.
Phèdre, dans cette mise en scène, n’est pas la seule à condamner les forces
obscures de l’amour. Son double, Hippolyte, vit la tentation avec une pareille
intensité même si son amour pour Aricie paraît moins horrible. Le même homme,
Thésée, interdit d’y succomber. Dans les scènes où Hippolyte et Phèdre essaient
de taire l’inavouable, une note continue suggère la tension du désir et ponctue
les répliques qui expriment la honte inspirée par l’émoi amoureux. Elle
souligne le plus souvent le besoin de fuir que répètent les deux personnages.
La note musicale devient une sorte de feulement quand le désir s’exacerbe.
Ainsi la litote d’Hippolyte, « Si je la haïssais, je ne la fuirais pas », est
interprétée dans son sens extrême.
Le tragique repose essentiellement sur cette conception de l’amour honteux.
Aricie et Phèdre couvrent leur visage de leurs mains quand elles racontent
chacune à leur tour l’émoi éprouvé à la vue du « superbe Hippolyte ».
Quand les deux amoureux, Hippolyte et Aricie, déclarent leur amour dans des
paroles pleines de tendresse, les corps s’attirent et se fuient. Un visionnage
de la scène sans le texte permet aisément de le vérifier : Hippolyte s’avance
tandis qu’Aricie recule. Le jeune homme honteux se jette aux genoux de la belle
captive, puis Aricie cache son visage dans son col blanc et se rapproche de
l’homme qu’elle aime en s’agenouillant à son tour. Les mains se cherchent, se
frôlent et s’esquivent. Puis, Hippolyte se jette dans les bras d’Aricie, mais
celle-ci le repousse tout en le retenant fébrilement.
La relation filiale est également affectée par ce refus de montrer ses
émotions. Les retrouvailles entre le père affectueux et le fils inquiet donnent
lieu à une furtive étreinte, qui est en même temps un tressaillement
d’aversion. Hippolyte fuit son père lorsqu’il approche, puis se prosterne
devant lui. Après les calomnies d’Oenone, Thésée bannit son fils en le foulant
de ses pieds. En écho à l’aveu de Phèdre d’un amour incestueux, la menace du
glaive sur le cœur se répète et Thésée déploie toute sa haine en jetant au loin
le corps d’Hippolyte. Mais, resté un instant seul sur scène, il montre toute sa
douleur de n’avoir pas pu contenter sa tendresse paternelle. Dans cette pièce
qui ne comporte que de très courts monologues, où les êtres solitaires
n’échappent jamais au regard de l’autre, c’est un des rares moments, avec le
récit de Théramène, où un personnage s’abandonne entièrement à son sentiment.
En apprenant la mort de son fils, le roi s’effondre au milieu du public. Mais
le décalage entre les deux attitudes dit une nouvelle fois la contradiction de
l’amour.
Le corps si détesté envahit cependant la fin de la pièce : c’est le sang
d’Hippolyte qui macule les bras d’Aricie et dont Thésée se couvre le visage
comme pour porter un masque de douleur. C’est le corps tant désiré d’Hippolyte
qui s’exhibe mutilé. C’est aussi la salive de Phèdre mourant de n’avoir pas pu
aimer.
La représentation de la fatalité
Comment la mise en scène parvient-elle à
suggérer l’idée de fatalité ? Appuyez-vous sur le décor. Quels procédés
permettent d’insuffler une dynamique tragique ?
Les héros grecs ont donc rejoint une humanité fragile, pitoyable, qui se
condamne elle-même, et la culpabilité que chacun porte en soi remplace les
dieux dans le mécanisme du tragique.
Cependant, les adresses répétées au Ciel, les yeux et les bras tournés vers le
Ciel suggèrent que subsiste chez ces personnages le sentiment d’être écrasés
par une implacable fatalité. Le retour solennel de Thésée du monde des morts
est accompagné d’une musique onirique. L’éclairage enferme les héros solitaires
dans un halo de lumière duquel ils ne peuvent s’échapper, même dans leur course
poursuite. Phèdre, à l’annonce du retour de son mari, tente vainement de
reculer au bord de ce halo qui la rattrape aussitôt. On pourra se référer aux
notes de Jean-Louis Barrault sur le rôle de l’éclairage dans sa mise en scène
(cf. « Pour en savoir plus ») afin d’établir une comparaison. Cette fatalité
n’est pas une entité figée qui nargue les hommes, mais un mécanisme qui
parcourt la pièce et donne tout son dynamisme à l’intrigue. C’est par exemple
le glaive qui court de main en main tout au long de la pièce et vient prendre
au piège Hippolyte avant d’être abandonné près de sa dépouille. Ce sont
également les jeux d’échos dans les attitudes des personnages face à l’amour,
les chassés-croisés dans les lumières ou encore cet empressement des
personnages à jouer leur scène alors que les dernières répliques de la scène
précédente ne sont pas prononcées. Les confidentes Oenone et Ismène, vieille
sorcière et gracieux démon, s’ingénient à extraire violemment leurs maîtresses
respectives de la porte du temple pour les exposer dans l’arène. Cette porte du
temple de Pétra, unique vestige du monde antique dans cet univers moderne,
symbolise la répression des désirs. C’est la sombre caverne qui cache à la vue
tous les instincts et c’est aussi le lieu du pouvoir qui condamne. À l’autre
extrémité s’étend un espace plus moderne, délimité par quelques chaises, où se
joue la liberté. Mais cette liberté se révèle hors de la portée des hommes. De
cette extrémité est annoncée la mort de Thésée qui offre à Phèdre un espoir de
bonheur, puis le retour de Thésée des Enfers s’effectue dans ce même espace qui
représente l’ailleurs et, enfin, Hippolyte et Aricie tentent de fuir par ce
côté pour vivre leur amour. Mais c’est également là que repose le corps
inaccessible d’Hippolyte et Phèdre rampe dans cette direction avant d’expirer.
L’espace matérialise ainsi la destinée des hommes.
Une nouvelle distribution des rôles
Observez les parallélismes entre Phèdre
et Hippolyte. Comment ce dernier est-il mis en valeur ? Comment les rôles
féminins acquièrent-ils une nouvelle autorité face à Phèdre ?
Phèdre, tout au long de la pièce, semble ballottée par les événements, trébuche
dans tous les pièges et perd toute maîtrise. La « fille du Soleil » déchue
souffre de n’être qu’une femme en proie aux désirs. Le visage chiffonné par les
larmes, elle paraît plus pitoyable qu’Andromaque quand elle intercède auprès
d’Hippolyte en faveur de son fils, tant elle est obsédée par le crime d’aimer.
En conséquence, le rôle de Phèdre semble moins écrasant et offre ce que Chéreau
appelle « une remise à niveau des rôles ».
L’équilibre de la pièce repose autant sur Hippolyte que sur Phèdre parce que ce
sont les deux êtres qui s’infligent les mêmes frustrations. L’Hippolyte mûr
joué par Éric Ruf apparaît comme un rival de son père. Son costume noir
s’oppose au costume rouge de Thésée. Une colère sourde pleine de répugnance
l’agite quand il conte les exploits amoureux de son père le séducteur. Le même
effroi resurgit quand il évoque ses propres désirs ou entend ceux de Phèdre,
comme si le libertinage du père imposait la chasteté au fils. Dès lors, la
rivalité avec le père et la déclaration de son amour pour Aricie constituent
des enjeux aussi importants que la passion qui déchire Phèdre.
Cette pièce, qui compte cinq femmes, présente ici des personnalités très
différentes, chacune étant mise en valeur par sa spécificité. Ismène, qui sort
des ténèbres comme un être fantomatique, est un démon très féminin et énergique
qui se plaît à brandir les Enfers. Elle s’oppose par le choix des couleurs et
par ses attitudes à une Panope un peu hommasse et dont la voix tonne pour
annoncer des malheurs. La « timide Aricie » devient une jeune fille exaltée,
coupable d’être captive, honteuse d’aimer le fils de son ennemi, mais capable
de crier son courroux au roi redoutable pour réhabiliter l’honneur d’Hippolyte.
Son corps tout en mouvement oscille et se courbe, suivant une chorégraphie qui
lui est propre et fascine autant que celle de Phèdre. Oenone prend tour à tour
des airs de sorcière capable des pires imprécations et des allures de
religieuse guindée dans un tailleur gris sévère. Cette mise en valeur soigneuse
des différents personnages contribue à leur restituer une force et estompe la
présence souvent très écrasante de Phèdre. Ce rééquilibre permet de prêter
davantage attention à d’autres intrigues qui se jouent et laisse penser que
Phèdre n’est pas la seule victime de l’interdit : elle vit ce qui tourmente une
partie de l’humanité. Pour Chéreau, la tragédie de l’héroïne vient de ce que
précisément elle pense être la seule à commettre le crime d’aimer.