A l’occasion des cent ans de la naissance de Beckett,
l’hommage mythique de Maguy Marin au Nobel irlandais revient sur le
devant de la scène chorégraphique.
Quand la danse s’inspire de la littérature à la
fin du XXe siècle, un grand écrivain du tragique de l’absurde se trouve
revisité par l’une des figures de proue de la Nouvelle Danse française. A
la demande du festival Paris Beckett, ‘May B’ fait aujourd’hui l’objet
d’une recréation de Maguy Marin. Né en 1981 au théâtre municipal
d’Angers, ce “best-seller de la danse” (1) contemporaine a déplacé les
foules lors de plus de 500 représentations en un quart de siècle.
Auscultation d’un chef-d’oeuvre. Le début de la fin
“Fini. C’est fini. Ca va finir. Ca va peut-être finir” seront les seules paroles articulées des protagonistes poussiéreux de ‘May B’ en guise de prologue et d’épilogue. Une manière de faire mesurer l’enclos dans lequel notre humaine condition est irrémédiablement recluse. Marin joue sur les nuances de l’obscurité : la pièce s’ouvre sur des silhouettes fantomatiques voûtées se détachant dans une pénombre qui se dissipe très progressivement. La lumière se tamise tout aussi lentement au terme de la performance sur l’image au singulier d’un dernier homme. C’est l’austère interstice, à peine respirable, qui délimite le cadre du sujet de Beckett et le champ de l’expérience esthétique de Marin. Fantoches plâtreux en vêtements de nuit de guingois, armés de valises qui ont vécu elles aussi, les danseurs au teint crayeux de ‘May B’ illustrent et se jouent de leur finitude inscrite dans le commencement.
S’il n’impose aucunement l’utilisation de ses textes, Beckett oriente le choix musical de la chorégraphe vers Franz Schubert. Marin complète sa bande sonore en traversant les siècles avec un compositeur du XVe (Gilles de Binche) et un du XXe (Gavin Bryars). L’utilisation en boucle de ce dernier renvoie au caractère inépuisable, sans but, voire mortifère de la litanie, la fable de Marin se terminant sur un voyage “vers une destination sans destin” d’après J.-P. Manganaro.
Dialogue avec Beckett
‘May B’ s’est paradoxalement monté dans la fulgurance alors même que le projet d’un spectacle autour de Beckett germait depuis une décennie dans l’esprit de Maguy Marin. Il faut rappeler que la lecture de Beckett est très à la mode dans les années 1980 et en cela, la chorégraphe s’inscrit dans son époque. Outre la question des textes et de la musique, la rencontre de Beckett et Marin en 1981 met en évidence une authentique relation d’écoute. Pourtant friand de didascalies cadrant au plus près la mise en scène de ses oeuvres, Beckett ne formulera qu’une seule injonction à la jeune artiste : que son travail d’adaptation chorégraphique fasse prévaloir la liberté.
Le projet de M. Marin était de “développer non pas le mot ou la parole, mais le geste dans sa forme éclatée” en conciliant dans un même mouvement la “gestuelle rétrécie” du théâtre et le langage épanoui dans l’espace qu’est la danse. En effet, ”si les personnages de Beckett n'aspirent qu'à l'immobilité, ils ne peuvent s'empêcher de bouger, peu ou beaucoup !” Marin explique que son oeuvre suscite un “déchiffrage secret de nos gestes les plus intimes, les plus cachés, les plus ignorés”, qu’ils soient minuscules ou grandioses, comme autant de “vies à peine perceptibles, banales, où l’attente (…) laisse un vide, un rien immense.” L’écrivain Nancy Huston constate que “tout un chacun peut se reconnaître dans les vagabonds, les ratés, les clochards, les hystériques et les paumés des pièces de Samuel Beckett” ; il en est de même avec les petits êtres gris et rabougris, finalement poignants, de ‘May B’.
Danse-théâtre
Le style Maguy Marin se prête au propos littéraire. La précision gestuelle et la rythmique implacable de ‘May B’ pointent la gaucherie et l’aliénation humaine. Certains mouvements fébriles, mécaniques renvoient à la violence, à la pulsion sexuelle, à la peur, mais pas seulement. La palette d’émotions s’étoffe avec humour et fantaisie, véhiculant l’idée de partage, de tendresse, mais aussi le rire, l’illumination de l’idée… Le spectateur s’approprie la langue inarticulée des personnages, leurs râles, leur démarche lente et claudicante comme autant de moments subversifs, gais, dramatiques. Caractéristique du courant de la Nouvelle Danse française des années 1980, ‘May B’ est à contre-courant des goûts contemporains, la tendance étant à l’abstraction américaine dans le style postmoderne de Trisha Brown.
Une bombe à retardement
Cette pièce de danse-théâtre commence par susciter des réactions hostiles à l’époque de sa création. Trois années s’écoulent et la défaveur initiale se meut en engouement international puisque la pièce s’exporte bientôt sur les cinq continents. A partir de là, le succès de cette pièce à la fois datée et d’une puissance évocatrice intemporelle sera constant. Isabelle Danto remarque que toute la danse contemporaine est en germe dans ‘May B’ : “Le quotidien, sublimé ou pas, l’immobilité des corps, leur apparition et disparition dans l’obscurité.”
Véritable poule aux oeufs d’or, ‘May B’ a permis à Marin, actuellement directrice du Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape, d’assurer une stabilité financière à sa troupe et d’ouvrir en 1996 le Ram Dam, menuiserie reconvertie en lieu dédié au spectacle vivant. Pour contrer tout revers de médaille qui tendrait à réduire la chorégraphe à cette seule oeuvre, M. Marin a choisi de suspendre la production de la pièce à plusieurs reprises. Ce qui ne l’empêche pas de réapparaître régulièrement au titre de pièce de répertoire quand le besoin s’en faire sentir.
L’esthétique de la horde
“Etre là, sans l'avoir décidé, entre ce moment où l'on naît, où l'on meurt. (…) Ce moment qui nous met dans l'obligation de trouver une entente quelconque avec plusieurs autres, en attendant de mourir.” Maguy Marin
Ce qui frappe dans ‘May B’, c’est l’effet de masse mouvante qui s’agrège et se désagrège au fil des pas. Par glissements, par raclures, pour une adhérence maximale avec le sol. Une masse plutôt hébétée qui glapit, grogne, ricane à qui mieux mieux. Le plus difficile pour les nouveaux danseurs reste l’écoute rythmique collective supposée par ces solitudes à l’unisson. Habitée par l’idée d’agir ensemble, Maguy Marin commence par se fondre dans sa bande de danseurs : "Cette pièce (…) est une chose vivante qui a trimballé tellement de gens qu'elle ne peut pas se crisper dans un seul moment." La transmission de la pièce par les anciens interprètes est un autre élément du lien et de la mémoire collective. La spécificité de l’adaptation de Marin réside dans le croisement de l’aspiration beckettienne au néant avec l’échange, la circulation.
Peut-être
Si l’on s’amuse à disséquer la polysémie du titre choisi par Maguy Marin outre une filiation littéraire directe (puisqu’il renvoie à une pièce écrite par Beckett à l’adolescence et intitulée ‘May Be’), on se rend compte qu’il contient à la fois l’origine et l’espoir. Le point de départ, la genèse pour celui qui écrivit “Ma naissance fut ma perte”, c’est la mère, May Beckett, la responsable d’emblée coupable de l’existence de son néantiste (3) de fils. Pour dénicher la lueur d’espoir, ou du moins la perspective d’avenir, il suffit de s’écouter dire ‘May B’. De may be (probablement, sans doute, peut-être) surgissent tous les possibles, toutes les potentialités, à moins que ce ne soit l’hésitation d’une humanité errante, misérable, tourmentée qui l’emporte...