Le Dionysos
de Langhoff faisait son entrée nu, à quatre pattes, coiffé d’un masque taurin
disproportionné, sorte de Minotaure façon Miró ; et lorsqu’après
s’en être débarrassé, il se redressait et s’habillait, il gardait sur le visage
un masque moucheté qui l’enlaidissait et lui donnait un air bestial. Langhoff
soulignait l’animalité du dieu, contrairement à Grüber qui avait montré un dieu
fait homme, dont il avait magnifié le corps, à l’image de celui, sublimé, des
statues antiques, et si une ligne serpentine courait de sa nuque à ses orteils
à la manière du faune de Nijinsky, il n’avait ni cornes, ni pieds fourchus.
À ce dieu
animal, Langhoff opposa un chœur très féminin, d’une féminité accusée par la sexualité
et la sensualité de son comportement hystérique et orgiaque, par sa nudité
exhibée et par la mise en scène de son intimité et d’un quotidien parfois
trivial (l’une des Bacchantes était enceinte,
une autre allaitait son bébé, une troisième jouait à la poupée, une autre se
maquillait, urinait dans un seau, etc.). L’intrusion de ces femmes, si
étrangères et si communes à la fois, parut d’autant plus violente aux yeux du
public grec, qu’elle corroborait, en 1997, un sentiment de défiance envers le
metteur en scène franco-allemand, lequel, par ses discours anti-nationalistes
dans la presse localeet des exigences inhabituelles, avait suscité un climat de
rejet autour de lui, avant même la représentation. C’était donc lui, l’étranger
qui débarquait sur cette terre consacrée des Grecs, à Épidaure, le lieu
de la tragédie. Grüber avait donné aux Barbares de Lydie des traits de hippies,
associé les désirs et les comportements des groupes libertaires underground des
années 1970 à la folie dionysiaque, posant ainsi la question politique et
sociologique du pouvoir et du contre-pouvoir, de la culture et de la contre-culture.
Vingt-trois ans plus tard, Langhoff, en leur conférant l’allure de femmes
immigrées des cités de la fin du xxe siècle,
choisit de traiter la deuxième question, idéologique, soulevée par la pièce
d’Euripide, celle de l’autre (certainement plus obsédante alors, en
1997, que celle de la révolte), de l’identité et de la différence.
15Langhoff
renouvelait pour ce spectacle une collaboration avec la chorégraphe
franco-burkinabaise Irène Tassembedo, qui fit répéter les choristes à un rythme
intensif durant quasiment cinq mois. La part importante prise par les danses,
mais aussi par la musique des percussions africaines du sénégalais Moustapha
Cissé, plaça en partie ces Bacchantes sous le signe du continent noir.
Dans le texte d’Euripide, l’étranger Dionysos arrive des lointaines terres
d’Asie, mais il a parcouru le monde et s’est imprégné de toutes les cultures,
aussi l’Asie n’est-elle qu’un « lieu imaginaire où Dionysos a instauré son
culte »; l’Afrique peut donc tout aussi bien témoigner de cet ailleurs
dont il surgit. Cette tonalité africaine dominante se tachait de diverses
teintes multi-ethniques, selon un parti pris d’hétérogénéité cher au metteur en
scène, qui régit l’ensemble de son œuvre, notamment d’un point de vue
esthétique et plastique.
16La
scénographie résultait d’un tel mélange, d’un tel bric à brac, d’un tel désordre,
que même l’arrivée des Bacchantes ne pouvait pas perturber réellement cette
Thèbes-là. Langhoff avait aligné la cité antique sur la ville contemporaine,
qu’il était allé visiter peu auparavant et dont il avait retenu l’aspect
désordonné et composite, celui-là même qui règne dans l’architecture et
l’urbanisme d’une bonne partie de la Grèce contemporaine. Séduit par « le
mauvais goût » des constructions modernes et le désordre architectural
ambiant, il avait posé comme cadre à la tragédie, et pour palais de Penthée,
une échoppe de boucher à demi achevée, rose, de laquelle sortait en grinçant
une chaîne métallique où circulaient en une ronde macabre des carcasses
bovines. Le sol était constitué d’un assemblage chaotique de planchers aux
pentes diverses qui recouvrait toute l’orchestra et l’ensemble était dominé par
un gigantesque panneau publicitaire vantant les mérites des eaux du Cithéron.
L’espace était centré autour de la « tombe » de Sémélé, seul élément
scénique donné par Euripide : un vulgaire garde-manger planté de travers
en place de la thymélé, à partir duquel le dispositif scénique se déployait en
spirale ; Grüber, lui, avait préféré signifier la présence de la mère de
Dionysos par un escarpin vernis noir, sorte d’objet « winicottien »
que ne lâchait pas l’acteur, et qui lui permit de ne pas marquer le centre de
la scène, de le laisser vide.
17Cependant,
le dispositif scénique de Langhoff reposait à la base sur une structure très
claire ; c’est au fil des répétitions qu’il s’est encombré d’objets et
accessoires qui en brouillèrent peu à peu la lecture. Au final (c’est-à-dire au
stade de la représentation), l’espace proposé se tenait entre ruine et
construction, entre devenir et auto-destruction par saturation.
18Au
principe de dissémination à l’œuvre dans les Bacchantes de
Grüber, la mise en scène de Langhoff répondait par cet autre concept derridéen
de déconstruction, mot d’ordre esthétique des années 1970 qui prévalait
encore dans les pratiques artistiques des années 1990 et que l’on retrouve
encore aujourd’hui chez des grands metteurs en scène de la mouvance de la
Volksbühne, Castorf et Marthaler en tête. Les espaces de Langhoff ont souvent
été qualifiés de « baroques », or le baroque, ce n’est pas la
confusion. Il semblerait plus juste de parler de kitsch pour désigner à
la fois ce chaos, cette surenchère et cette accumulation ; le metteur en
scène, lui, revendique ce côté « baroque » qu’il qualifie par
l’oxymore : chaos ordonné ; « je considère que l’essence
de la vie est comme une force centrifuge. Le centre est vide et l’essentiel se
trouve à la périphérie. C’est cette idée qui structure mon esthétique et ma
pensée.
19Plutôt que
de poursuivre une description et une analyse de toute la représentation, ce qui
serait par la force des choses trop court, je préfère m’attarder maintenant sur
ce qui est au fondement même du théâtre antique, le chœur. Car sa mise en forme
est la question centrale, la plus problématique et la plus épineuse pour
les mises en scène contemporaines des pièces antiques : savoir comment
représenter le chœur est l’objet principal des partis pris des metteurs en
scène, et c’est à partir de là qu’ils définissent leur vision du théâtre
antique et que découle l’esthétique de leur travail.
20Après
avoir envisagé de travailler avec un groupe très important d’une cinquantaine
de comédiens, comme il l’avait fait pour son Ödipus, Tyrann au
Burgtheater en 1988, Langhoff avait opté pour un chœur restreint à huit femmes.
Évitant délibérément toute homogénéité, il choisit huit comédiennes d’origine,
de type, de formation et d’expérience artistiques différentes dont, à l’instar
de Grüber mais de façon peut-être plus accusée, il chercha à marquer
l’individualité, à travers le costume et les travaux auxquels s’adonnait
chacune d’elles. Car ses Bacchantes s’affairaient beaucoup. Elles faisaient
leur entrée du fond de scène en chantant dans un balancement rythmé, une
mélopée africaine ; elles étaient accompagnées d’un groupe de
percussionnistes qui battaient des tambours africains ; chargées de
ballots, chaises, tapis et autres ustensiles et vêtues de costumes hauts en
couleurs et disparates, qu’elles avaient empilés les uns sur les autres comme
des migrantes, elles s’installaient littéralement sur scène, étalant leur
linge, passant la serpillière, faisant le ménage (plutôt qu’accomplissant un
quelconque rituel dionysiaque !) : elles s’appropriaient les lieux.
Langhoff faisait des Bacchantes des femmes de ménage immigrées qui
envahissaient l’orchestra d’Épidaure ! « Des bonnes femmes, pas des
maghrébines, mais quasi ! [… ce que représente Dionysos, c’est]
l’autre ; l’autre de ce qui est soi-même et l’identique : le fait
qu’il existe une zone qui est complètement différente de vous », disait
Jean-Pierre Vernant en 1999. Le déferlement par milliers d’africains sur les
côtes européennes n’était donc pas véritablement amorcé et la Grèce de 1997
était plutôt « envahie » par des migrants venus des pays de l’Est ou
de ses voisins directs (l’Albanie surtout). Dionysos est un dieu inquiétant
pour l’ordre social et la tragédie le meilleur moyen pour l’incorporer dans la
cité.
21Bien
qu’hétérogène, ce chœur, contrairement à celui des Bacchantes de Grüber,
fonctionnait souvent à l’unisson : à plusieurs reprises il
proférait ou chantait le texte d’une seule voix. La chorégraphie, elle aussi,
privilégiait les mouvements d’ensemble, et les choristes effectuaient souvent
des tâches en commun. Ainsi, pour la Parodos, où le chœur se présente, narre
l’origine divine de Dionysos et exhorte les thébains à se joindre à ses danses,
les huit comédiennes entraient en une danse chaloupée, en chantant sur le
rythme tenu et tonique des tambours des six musiciens
22Dans le
premier Stasimon, après avoir dénoncé l’hybris de Penthée à Dionysos, le chœur
donne sa version de la sagesse et loue celui qui sait jouir de la vie. Langhoff
scinda ce passage en deux temps aux énergies différentes : d’abord
empreinte de la tonicité de la Parodos (les Bacchantes assises en cercle
racontaient à tour de rôle le comportement de Penthée, sur un ton agressif),
puis beaucoup plus calme (l’une d’elles étalait un immense tissu jaune que les
femmes se mettaient à coudre de concert, psalmodiant doucement leur texte).
23Le
deuxième Stasimon constitue une adresse aux dieux, à Dionysos, à qui le chœur
demande d’accourir d’où qu’il se trouve, pour le délivrer de Penthée. Les
Bacchantes s’enroulaient dans le drap qu’elles avaient cousu, s’emprisonnant
d’elles-mêmes comme par empathie avec leur maître. Leurs phrases et leurs voix
se mêlaient dans des cris de révolte. Au changement des lumières sur les
terrifiants « Iô, Iô » de Dionysos qui annonçaient le séisme, elles
se recroquevillaient, avant de s’éparpiller en tous sens à l’entrée du chef
percussionniste qui, dans la fumée et un bruit assourdissant, symbole des
forces des ténèbres déchaînées, se mettait à battre son tambour au centre de
l’orchestra. Durant ce long « tremblement de terre », les Bacchantes
se tenaient juchées sur les échafaudages et le toit de la boucherie.
24Elles
chantaient ensuite jusqu’au début du troisième Épisode, où Dionysos raconte
l’humiliation qu’il vient d’infliger à Penthée – de manière générale, les
choristes poursuivaient leurs chants et leurs danses en dehors des cinq
Stasima.
25Pour le
troisième Stasimon, lorsque le chœur évoque les punitions des dieux envers les
impies, les Bacchantes, en jupon et seins nus, effectuaient une « ronde
mécanique » sur des balançoires rudimentaires suspendues en place des
carcasses bovines à la chaîne d’abattage de la boucherie.
26Dans le
quatrième Stasimon, où elles s’identifient aux ménades et appellent la
vengeance du dieu, sept d’entre elles revenaient vêtues d’une longue robe gris
sale, pieds nus, et coiffées de masques monstrueux, mi-cubistes, mi-aborigènes.
La huitième, habillée en « petite fille modèle », chantonnait
doucement sur scène : « que vienne la justice ! », tout en
jouant à la poupée. Devant elle, ramassée en une masse compacte au bord de
l’orchestra, la troupe de ménades lançait ses appels à la vengeance directement
au public, en claquant dans les mains, dans un même élan agressif.
27Pour leur
danse de l’Exodos, où le chœur se réjouit de la mort de Penthée, les Bacchantes
se déchaînaient. Ayant ôté leurs masques, alors qu’elles avaient valsé
tranquillement au début du récit du Messager puis qu’elles s’étaient tenues
assises à l’écouter, elles bondissaient pour exécuter une sorte de danse
guerrière primitive, en rond, sur le rythme frénétique des percussions (deux
d’entre elles maniaient aussi des tambourins), ce jusqu’à l’entrée d’Agavé
(Évelyne Didi, qui emboîtait leur danse pour fêter son « triomphe ».
Le chœur restait ensuite présent jusqu’à la fin, assis par terre ou sur des
chaises, assistant plus ou moins immobile à la révélation d’Agavé et à la scène
de deuil, dans une indifférence ostensible (l’une des femmes lisait). Au départ
de Cadmos et d’Agavé pour l’exil, toutes se levaient, ramassaient leurs fripes
et, armées de leurs ballots, face au public, d’une seule voix, prononçaient les
mots du coryphée qui closent la tragédie d’Euripide.
28Langhoff
donna une telle place au chœur que sa présence prédominait, comparativement à
la représentation de Grüber où le jeu des protagonistes (Michael König, Bruno
Ganz, Edith Clever) fut sans doute ce qui eut le plus d’impact.
29En 1998,
un an plus tard, Langhoff monta en France les Femmes de Troie d’Euripide.
Cette représentation avait son origine dans celle des Bacchantes :
en effet, le décor reproduisait les gradins en ruine d’Épidaure, Évelyne Didi
murmurait en grec son texte d’Agavé et le chœur évoluait sur un mode tout à
fait proche, au rythme de chants africains, à nouveau sur une chorégraphie
d’Irène Tassembedo. Toutefois, ce chœur n’attint pas l’épaisseur, la
consistance de celui des Bacchantes ; il s’agissait bien d’une même
choralité « en tension, jamais établie ou en repos mais dans un devenir
permanent », mais là où elle avait donné une force motrice essentielle à
la représentation, elle semblait s’être épuisée, comme dans l’écho d’un
après-coup Les Bacchantes, ce « coup d’envoi » de Langhoff
n’avait pas été « transformé » ; elles restent par conséquent un
événement unique et peu connu, puisque le public européen n’en a guère eu vent
au-delà des frontières grecques.