Lopakhine - un personnage remarquable
De même
qu’il semble impossible de déterminer quelle est la véritable intrigue de la
Cerisaie, il serait assez difficile d’y dénicher un personnage « principal
». Tous en effet semblent faire une brève apparition au premier plan
avant de retourner dans le fond. Aucune intrigue sérieuse ne semble en effet
tenir la pièce, si l'on fait abstraction de la vente annoncée, redoutée et
réalisée de la propriété.
Pourtant, Iermolaï Alexeïtch Lopakhine, homme d'affaires avisé, ex-moujik et
petit-fils de serf, qui a réussi, nouveau propriétaire immobilier scintille de
nombreuses facettes.
En effet, en
dépit de ses origines tout au bas de l'échelle sociale, Lopakhine ne garde ni
rancune ni fierté de sa basse extraction. Il ne cultive ni triomphalisme ni
esprit de vengeance.
Au tout début du premier acte, alors qu'il attend encore Lioubov Andreevna,
dont il garde un lumineux souvenir d'enfant, car la propriétaire l'avait alors
soigné et consolé après une raclée qu'il avait reçue de son père - une étrange
ressemblance avec l’auteur, d’autant plus étrange qu’elle est loin d’être la
seule de la pièce : pour certains, Lopakhine est Tchekhov -, et l'avait
gentiment appelé « Petit moujik », il dresse de lui-même un constat sans
complaisance, mais sans acrimonie :
« Petit
moujik... Mon père, c'est vrai que c'était un moujik, et moi, je suis là, gilet
blanc, chaussures jaunes. Le groin d'un porc dans les petits fours... Sauf que
je suis riche, j'ai de l'argent plein les poches, mais si on y réfléchit, si on
veut voir les choses - moujik cent pour cent. (Il feuillette le livre [qu'il
tient à la main]). Ce livre, là, je l'ai lu - rien compris. Je lis, je
m'endors. »
C'est lui aussi qui, juste après cette tirade, rappelle sa place [de servante]
à Douniacha.
De fait, Lopakhine semble totalement épargné par la « haine de classe » et
nourrit pour Lioubov Andreevna peut-être plus qu'une affection profonde et
sincère :
« Votre
frère, là, Leonid Andreitch [Gaeev], il dit de moi que je suis une brute, un
koulak, mais ça m'est égal. Qu'il dise ce qu'il veut. Ce que je voudrais
seulement, c'est que vous me fassiez toujours confiance, comme avant, que vos
yeux. si étonnants, si émouvants, me regardent comme autrefois. Miséricorde !
Mon père était un serf de votre père et de votre grand-père, mais vous, oui,
vous, dans le temps, vous avez tellement fait pour moi que j'ai tout oublié et
que je vous aime, comme si vous étiez de ma propre famille... non, plus encore.
»
La posture même de Lopakhine est difficile à cerner. D'une part, il prend grand
soin de ses intérêts immédiats. L'avenir de la cerisaie est au cœur de ses
préoccupations, mais en même temps, il semble parler contre son propre intérêt
en proposant à la propriétaire de louer sa propriété en lotissements, ce qui
devrait assurer suffisamment de rentrées financières pour mettre durablement la
famille à l'abri.
Les propriétaires, Lioubov et son frère, sont incapables de se séparer
volontairement de leurs terres et d'envisager le monde avec des yeux neufs.
Lopakhine attend le jour même de la vente aux enchères pour racheter, in
extremis et à la surprise de tous, le bien immobilier. Pour Alexandre
Minkine, la somme exorbitante qu’il a déboursée pour cette acquisition est en
fait un acte de charité dissimulé, une manière d’aider Lioubov sans qu’elle
puisse refuser.
Même aux yeux des personnages de la pièce, son aspect semble changer. Ainsi,
Pétia, l’éternel étudiant, révolutionnaire en chambre, avec lequel il échange
des piques incessantes, le juge d’abord (acte II) sévèrement : « Voilà ce que
je pense, Iermolaï Alexeïtch : vous êtes riches, vous serez bientôt
millionnaire. Comme il va dans le cycle de la nature, de même qu’on a besoin
des carnassiers qui mangent tout ce qui passe à leur portée, de même, on a
besoin de toi. » (Tout le monde rit)
Mais Petia
se radoucit à la fin de l’acte IV : « On a beau dire, je t’aime bien quand
même. Tu as des doigts fins et tendres, des doigts d’artiste, tu as une âme
fine et tendre . »
Cependant, en dépit de sa tendresse pour la propriétaire, Lopakhine n’en
poursuit pas moins ses objectifs. Pour lui, la cerisaie est d’abord un
investissement immobilier. Les arbres tomberont dès la fin de la pièce…
Lopakhine, cependant, est pris dans une autre affaire : le mariage espéré,
annoncé et redouté avec l’économe Varia, la fille adoptive de Lioubov. Mais là
encore, le rusé marchand se tirer d’affaire avec une pirouette qui ne fâchera
personne. Ce dernier espoir brisé, chacun se retirera de son côté, comprenant
que tout est fini et que rien ne sera plus comme avant.
Seul le vieux valet Firs, abandonné seul dans la maison dont on a cloué toutes
les issues, va mourir en même temps que ce monde ancien.
« Dieu de Dieu, la cerisaie est à moi ! Dites-moi que je
suis soûl, que j’ai perdu la raison, que je rêve... Ne vous moquez pas de moi !
Si mon père et mon grand-père sortaient de leur tombe et pouvaient voir ce qui
se passe, comment leur Ermolaï, cet Ermolaï tant battu, illettré, qui allait nu
pieds en hiver... comment cet Ermolaï a acheté le domaine le plus beau du
monde... J’ai acheté le domaine où mon père et mon grand-père ont été des
esclaves, où on ne les admettait même pas à la cuisine. Je dois dormir, j’ai
des visions, je rêve... Tout cela n’est que votre imagination, perdue dans la
nuit des temps... [...] Venez tous voir comment Ermolaï Lopakhine va porter la
hache dans la cerisaie, comment ils vont tomber, les cerisiers ! Nous allons
construire ici des villas, en masse et nos petits-enfants et arrière-petits
enfants verront ici une vie nouvelle... » LOPAKHINE, Acte III, La Cerisaie.