Dans le texte de William Shakespeare ( acte V scène III), les spectres
s’adressent tantôt à Richmond endormi pour l’encourager et lui apporter leur
bénédiction avant la bataille, tantôt à Richard pour lui jeter des malédictions
(« Et que, privée de son tranchant, ton épée retombe »). Les adresses
aux deux ennemis sont intercalées.
Thomas Ostermeier a fait le choix de faire
disparaître Richmond, seulement nommé, et les bénédictions qui lui sont
adressées ont par conséquent été coupées. Ce choix relève d’un resserrement de
la fable autour du personnage de Richard. Les spectres surgissent telle la
mauvaise conscience du roi.
Thomas Jolly a conservé le texte mais l’a
arrangé : il a découpé bénédictions et malédictions en deux temps. Les
spectres encouragent d’abord Richmond, puis ce dernier disparaît et Richard,
caché dans l’ombre, réapparaît et s’affole de la présence inquiétante de tous
ces spectres dressés autour de lui. Ce choix lui permet de creuser radicalement
l’opposition entre bénédictions et malédictions, puisque ces dernières seront
marquées du sceau cinématographique et de ses effets spectaculaires.
À quels codes cinématographiques vous renvoie la captation
de la mise en scène de Thomas Jolly ? Pouvez-vous en dire autant de la
captation celle d'Ostermeir?
La captation de Jolly alterne à un rythme extrêmement
soutenu les images des visages des spectres, avec la superposition, dans la
même image, de flash-back montrant la mort de ceux qui parlent. C’est le cas
avec Henry VI, Clarence, Hastings et Lady Anne (dont la mise en scène
montre qu’elle a été empoisonnée). Des plans montrent également le spectre
vociférant et la silhouette recroquevillée de Richard au premier plan. Une
lumière de type stroboscope mène la cadence et toutes ces images apparaissent
comme subliminales. Nous sommes définitivement plongés dans les codes du film
d’horreur. La captation devient un véritable objet de cinéma et il est
difficile dans ces conditions de rendre compte fidèlement de la mise en scène
elle-même.
À l’inverse, dans la captation d'Ostermeir, une
certaine fidélité à la mise en scène est palpable. En dehors d’un plan en
plongée sur Richard assoupi et les spectres l’entourant, les mouvements de
caméra se résument à des plans larges sur la scène, permettant d’apercevoir la
façade et les images filmées en direct par la caméra-micro, des plans moyens et
des gros plans sur le visage de Richard, des spectres, ou encore sur le micro
passant très lentement de main en main. La captation ne cherche pas d’effets et
rend compte surtout de la tension extrême du jeu sur le plateau, créée par la
mise en scène.
Observez le traitement de l’espace dans l’une et l’autre des
mises en scène. Que pouvez-vous remarquer ?
Chez Thomas Ostermeier, l’espace s’est comme épuré, ce qui relève d’une
forme d’illusion, car rien n’a véritablement changé. Cette impression est
cependant intéressante, car elle montre que, plongés dans la pénombre, nous
sommes focalisés sur les cauchemars d’un Richard assoupi au centre de la scène,
entouré des restes de cotillons et du sang de Clarence.
La mise en scène de Thomas Jolly joue sur un effet conclusif : en
effet, la trappe par laquelle surgissait Richard au début de la captation est à
nouveau ouverte, par deux spectres (dont Lady Anne). La boucle est bouclée à
ceci près que ce sont les malédictions qui semblent jaillir de cette trappe, et
non plus Richard lui-même. En tout cas, il s’agit bien, comme dans le théâtre
élisabéthain, d’une trappe de l’enfer (que la scénographie élisabéthaine
appelait justement « hell »).
Observez les costumes des deux Richard. Que pouvez-vous en
dire ?
Lars Eidinger, au moment de son couronnement, revêt un
corset qui le redresse en même temps qu’il l’emprisonne, ainsi qu’une minerve.
Dans cette scène, il s’en débarrasse et paraît quasiment nu pour la fin de la
pièce : il ne porte plus qu’un slip couleur chair, ses chaussures, son
casque et sa bosse.
Thomas Jolly a également changé de costume depuis la scène
de Lady Anne. Il porte désormais un pantalon argenté scintillant, un cache-cœur
sans manche bordé d’un biais doré et sa bosse emplumée arbore toujours sa
noirceur, parsemée de quelques plumes de faisan. Sa couronne semble faite de
pointes d’épée soudées ensembles. Le changement le plus radical se situe au
niveau des yeux : l’acteur semble porter des lentilles rouges tandis que
ses dents luisent, grâce à un étrange protège-dent.
Observez comment la lumière structure l’espace.
Dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, il y a trois
sources lumineuses : la première est celle des projecteurs qui progressivement
n’entourent que le lit et plongent le reste de la scène dans la pénombre. La
deuxième émane du micro-caméra qui éclaire les visages en les filmant. La
troisième est la conséquence de la deuxième : les images filmées sont
projetées sur le mur en pisé, permettant d’entrapercevoir furtivement l’ombre
inquiétante de Margaret.
Chez Thomas Jolly, les sources lumineuses sont plus
difficilement identifiables car elles sont nombreuses et changeantes. Aux
faisceaux rougeoyants qui structuraient l’espace de Richmond se substitue un
éclairage blanc bleuté, tout à fait spectral. Six faisceaux blancs déchirent
l’espace de part en part au moment de l’arrivée du cheval blanc portant les
enfants d’Édouard. Puis la lumière blanche de quatre projecteurs tombe en douche
sur les spectres statufiés. L’ouverture de la trappe déclenche l’effet
stroboscopique de la lumière. L’univers en noir et blanc de cette scène n’est
contredit que par les rubans rouges – figurant le sang des victimes –
fusant dans l’espace, ainsi que par les teintes vertes ou bleues des
personnages.
Dans quelle mise en scène les accessoires semblent-ils les
plus utilisés ?
C’est indéniablement dans la mise en scène de Thomas
Ostermeier que les accessoires sont les plus importants : la table devient
un lit, la nappe qui couvrait le corps de Richard tel un manteau de fortune, le
drap ; il n’y a que l’oreiller et la couverture en fourrure qui ne fassent
l’objet d’une métamorphose. L’élément absolument central dans les accessoires
demeure ici le micro-caméra. Il est utilisé par les spectres et ceci est une
nouveauté marquant le basculement symbolique du pouvoir.
Sur le plan du rythme et du volume sonore, qu’est-ce qui
distingue fortement les deux mises en scène ?
La mise en scène de Thomas Ostermeier fait un usage
particulièrement frappant de la lenteur, aussi bien dans les déplacements des
spectres que dans leur usage de la parole. Ils ne sont pas hiératiques pour
autant, mais tout se fait avec une décélération évidente et un grand calme.
Cette remarque vaut également pour le volume vocal, extrêmement contenu, voire
chuchoté. Chez Ostermeier, la lenteur produit un effet de fascination et invite
le spectateur à une cérémonie tout intériorisée. À l’inverse, la mise en scène
de Thomas Jolly fait preuve d’une rapidité extrême et les hurlements sont
partagés par l’ensemble des acteurs. Jolly fait plutôt appel à un spectateur de
livres d’images ou de films fantastiques.
Reconnaissez-vous tous les personnages ?
Chez Thomas Ostermeier, tous les personnages vus au fil de
la pièce réapparaissent ici, y compris des rôles secondaires comme celui de
Margaret. Chez Thomas Jolly, toutes les victimes de Richard, y compris celles
de la pièce Henry VI, réapparaissent.
Montrez comment, dans cette scène, l’une des mises en scène
semble aller vers plus d’abstraction, tandis que la seconde paraît chargée de
tous les évènements qui la précèdent dans la pièce.
Concernant la mise en scène allemande, l’espace n’a guère
changé mais il semble concentré autour de Richard (ce qu’accentue le plan en
plongée sur sa silhouette assoupie). La lumière en halo participe bien sûr de
cette impression de resserrement. Nous sommes en présence d’un
« final » : tous les « assassinés » défilent, entrent
dans la lumière entourant Richard et rendent compte de tout ce que l’on a vu
durant les deux heures vingt qui précèdent.
La mise en scène française, en plus de la trappe, fait force
usage de fumée, accentuant l’aspect diabolique et dramatisant le moment
représenté. Nous sommes bien dans les codes du spectaculaire. À l’inverse de la
mise en scène allemande, l’espace semble totalement saturé d’objets divers,
mais encore une fois, ce n’est peut-être qu’une impression et celle-ci s’appuie
sur la visibilité réduite quant à la mise en scène réelle, en raison des effets
de montage.
Montrez comment, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier,
les acteurs passent habilement d’un rôle à un autre. Chez Thomas Jolly,
soulignez comment cette scène porte la trace des spectacles passés.
Thomas Ostermeier a réduit son équipe d’acteurs et ceux-ci se retrouvent à
jouer plusieurs personnages. Aussi, dès que l’acteur (Robert Beyer) jouant
Catesby est sorti, il revêt rapidement la perruque et la robe de Margaret pour
se tenir sur le balcon : nous ne faisons qu’entrapercevoir sa silhouette,
à la faveur de la lumière produite sur la façade en pisé par les images
projetées, mais sa présence demeure symbolique de l’aspect conclusif de la
scène, de la mise en œuvre des malédictions de Margaret dans l’acte I et
enfin de la vengeance collective. L’acteur Sebastian Schwarz quitte la scène et
Richard dans son rôle de l’inquiétant et dangereux Ratcliff pour reparaître
dans celui du spectre d’Hastings, personnage légaliste et dupe. Christoph
Gawenda passe lui du spectre de Clarence à la manipulation de la marionnette du
prince de Galles. Autant dire que les acteurs prouvent ici leur talent de
métamorphose physique, gestuelle et émotionnelle.
Chez Thomas Jolly, nous retrouvons la cohorte des personnages des heures
précédentes et même ceux du spectacle fleuve, Henry VI, parties
I, II, III, mis en scène en 2014 au festival d'Avignon. Il s’agit bien ici de
la fin de la tétralogie
Quels changements radicaux les deux Richard portent-ils sur
eux ? Les autres personnages ont-ils changé leur costume ? Expliquez.
Le Richard de Lars Eidinger s’est recouvert le visage d’un
masque blanc qui forme des boursouflures, comme des verrues, et ces dernières
se détachent par morceaux. Cela donne au personnage un aspect dégradé, comme en
décomposition : il est bien alors constitué en monstre, alors que nous
ressentions assez régulièrement de l’empathie pour lui. Sa quasi-nudité peut
être interprétée comme l'annonce de sa perte du pouvoir et comme un
dépouillement vers une fin certaine.Le personnage redevient un être humain qui peut susciter chez le spectateur les affects de la tragédie: la terreur et la pitié, la terreur car il est écrasé par son destin funeste et la pitié car il est, tout puissant qu'il a été, réduit à son statut de mortel dans une solitude absolue et contraint d'affronter ses remords.
Thomas Jolly aussi a fait le choix d’une apparence encore
plus monstrueuse pour son Richard. En effet, celui-ci porte des lentilles
rouges, ce qui rend son regard fou et malade. De surcroît, son sourire découvre
des dents parées d’un protège-dent scintillant, accentuant son aspect
inhabituel et inquiétant.
Dans les deux mises en scène, le personnage s’est radicalisé dans sa
violence et en porte les traces.
Tous les autres personnages sont habillés comme lors de la précédente
apparition, pour des raisons évidentes de convention : il s'agit de ne pas
perdre le spectateur, tout en refusant le cliché de la représentation du
fantôme par un drap blanc.
Pourquoi l’utilisation du micro-caméra relève-t-elle ici
d’un véritable changement dans la mise en scène allemande ?
Tout d’abord, le micro joue également le rôle de
« doudou » de Richard : ce dernier le réclame à Ratcliff avant
de dormir. Il faut surtout remarquer que c’est la première fois qu’on le lui
prend des mains : en effet, les spectres vont le réserver à leur usage. Il
s’agit d’une véritable révolution de palais. Ce signe fort signifie que ce sont
alors les fantômes, dont le lien avec le public est assuré, qui prennent le
pouvoir. Richard, transformé en monstre au visage boursouflé, l’a perdu.
Notons plus globalement que la transformation des
accessoires (nappe/drap, table/lit) entre au service de la polysémie et de la
sobriété dans la politique des accessoires, ce que l’on peut opposer à l’usage
abondant de ceux-ci dans la mise en scène de Thomas Jolly (bougies, écritoire,
plume, parchemin, etc.).
À votre avis, quelles indications les comédiens ont-ils
reçues pour jouer cette scène ?
Thomas Ostermeier a sans doute demandé à ses comédiens de prendre très au
sérieux cette scène des fantômes et de ne pas en faire trop, de ne pas surjouer
le hiératisme ou l’affolement. Ceci est particulièrement perceptible grâce au
rythme lent, avec la mélodie baroque et le mouvement « piano », selon
le vocabulaire musical. Ainsi, tout s’avère rentré et contenu mais puissamment
invocatoire, dans un souci permanent d’intensification du rapport à la réalité.
Thomas Jolly a certainement conduit ses comédiens du côté d’une réflexion
sur la vengeance et l’énergie des représailles, en termes exacerbés. Aussi,
tout est crié et extériorisé.
Que montrent les différents choix de mises en scène dans le
rapport au texte de William Shakespeare ?
Chez Thomas Jolly, le montage spectaculaire de la captation, la
superposition des images, les flashs éblouissants, les gros plans, les voix
amplifiées ajoutent force effet au texte de Shakespeare.
Chez Thomas Ostermeier, la grande confiance accordée à la puissance du texte
passe par ce calme glacial et ces fantômes presque doux répétant inlassablement
« désespère et meurs ». D’un côté, on observe la quête de procédés
cinématographiques, à même d’affoler le spectateur, de l’autre, la parole se
suffit à elle-même, par un cérémonial théâtral extrêmement retenu et puissant.
- version
proposée par Thomas Ostermeier, lente et contenue, puis la version choisie par
Thomas Jolly, hurlée et extériorisée. Expliquez chacun de ces choix d’un point de vue
dramaturgique.
La lenteur et la décélération dans la mise en scène de Thomas Ostermeier
souligne une rage contenue et la puissance de la parole simple qui n’a pas
besoin d’effet. Pour le metteur en scène allemand, tout commentaire théâtral
s’avère inutile, car la charge imprécatoire est déjà puissante. Ostermeier
déclare : « la trouvaille principale de cette mise en scène serait de
redécouvrir le pouvoir de la parole » (The Theater of Thomas
Ostermeier, Peter M. Boenisch, The Routledge, 2016, p. 210), et
cette vérité s’applique autant à la scène des spectres qu’à toutes celles
étudiées dans la rubrique « scènes comparées ».
À ce jeu rentré, contenu et puissant s’oppose celui des acteurs de la
Piccola Familia, extériorisé, hurlé et oppressant. Thomas Jolly joue son
Richard d’une façon heurtée et saccadée comme pour signifier sa folie. Sa mise
en scène cherche évidemment à impressionner le spectateur et à « lui en
mettre plein la vue » sur les dangers d’un tyran.